Eleanor A. Sayan

Certains disent qu’il n'y a que dans l'amour et le meurtre que nous sommes vraiment sincères.

Je n’ai encore jamais eue à prendre une vie, mais je ne me fais pas d’illusion sur la nature de l’être humain et sur ce qu’il serait prêt à faire pour survivre. Sur ce que je serais prête à faire pour survivre. Je ne peux en avoir la certitude, n’y ayant pas encore été confrontée, mais j'ai la conviction que je tuerais pour sauver ma propre vie. Je ne tuerais pas n'importe qui, toutefois. Il y a quelques personnes pour qui je préférerais mourir, que d'avoir à les blesser. Car si je ne m’y connais pas en meurtre, je commence à m’y connaître en matière d’amour et je sais que quand on vient aux gens que j’aime, je suis prête à tout. Que ce soit mourir ou tuer.

Je ne parle pas là d’élan passionné, d’amour inconditionnel au premier regard que l’on pose sur un inconnu dont on ne sait pourtant rien, comme on peut le voir dans les contes et légendes. Je n’ai jamais eu besoin qu’un prince, aussi charmant soit-il, vienne me sauver. Même si parfois un génie ou une bonne fée auraient pu avoir leur utilité. Enfant, j'étais d'ailleurs persuadée que licornes et pégases feraient, malgré leur manque de discrétion, de bonnes montures; hypothèse que je n'eus pas l'occasion de vérifier, un pégase restant la seule chose que j’ai demandé à mon frère et qu’il n’a pas pu m’offrir. Parce que comme je l'ai appris depuis, on ne vit pas dans une contrée féerique. Un cheval aurait été donc une demande plus raisonnable – bien que tout aussi inaccessible en pratique – mais j’avais un faible pour leur côté unique et le caractère qu’on leur prêtait. Ils étaient légendaires, fabuleux et rebelles. À l'opposé de la discrétion, en vérité, mais moi-même je ne passais pas totalement inaperçue dans le village. On pourrait croire que ma petite taille m’offrirait une certaine discrétion, une capacité à me faufiler entre les mailles, mais c’était sans compter sur cette longue chevelure rousse qui s’écoulait derrière moi, attrapant le moindre rayon de soleil et trahissant mon passage. Malgré ces quelques inconvénients, j’en ai toujours pris grand soin. On ne néglige pas une telle beauté.

Ce n'est pas l'idylle des légendes qui nous intéresse, mais l'amour réel, que l'on voit se tisser partout autour de nous. L’amour fraternel. L’amour amical. L’amour familial. Des termes trop faibles comparés au sentiment réel qu’ils sont censés incarner. Trop peu par rapport aux palettes de nuances infinies qui existent en matière d’amour. Ces sentiments qui se construisent doucement, se solidifient jusqu’à devenir immuables. Ce ne sont pas des sentiments que j’accorde aisément, mais quand c’est le cas ma confiance est absolue et ma loyauté indéfectible. Je sais ce que ça fait de perdre quelqu’un que l’on aime, et il est hors de question que je vive ça à nouveau. Je ferai tout pour protéger les personnes qui comptent pour moi. À dire vrai, pour les sauver, je trahirai chaque personne de ce village jusqu'au dernier. Il faut croire qu’en amour, je ne suis pas noble ou héroïque, mais sincère, entière et désespérée.


Je m'interroge parfois sur ce que l'autre versant de cette idée, les meurtres et batailles, révéleraient de moi. Mais n'agissons-nous pas aussi par amour dans ces cas-là ? Peut-être notre instinct de survie prend-t-il le dessus pour s'en sortir. Après tout, s’il y a bien une chose que j’ai apprise de mes parents, c’est de survivre. Quoi qu’il en coûte, peu importe les personnes que l’on trahit, manipule ou blesse sur notre chemin. Rien n’est plus important que la survie. Et si je ne me reconnais pas entièrement dans ce modo, je ne peux nier avoir hérité d’eux un puissant instinct de survie. Ainsi qu’une étrange facilité à mentir, mais je ne sais pas si je l’ai hérité de leur exemple ou des histoires que nous avons commencé à inventer lorsque l'on a compris qu’il était bien plus facile d’agir en cachette que de tenter de débattre avec eux lorsqu’il s’agissait de prendre des risques inconsidérés à leurs yeux – que ce soit par curiosité, par simple envie ou pour sauver une personne qui ne porte pas notre nom de famille, et qui par conséquent ne mérite pas que je prenne de tels risques, selon eux.
Pourtant, je ne pense pas être dénuée de tout courage. Tout dépend probablement de l’enjeu – et des différentes solutions qui me permettraient d’atteindre l’objectif en question. Il n'y a rien de courageux dans le fait de se mettre en danger si de meilleures solutions existent, juste de la stupidité. Surtout que je ne serais probablement pas une grande guerrière. Je crois en ma détermination et ma ténacité mais l'obstination, aussi grande soit-elle, ne suffit pas à combler l’ignorance des arts du combat. Je ne sais rien du combat rapproché – sans compter que mon gabarit ne joue pas tellement en ma faveur - et même à distance, je n’ai plus touché un couteau depuis des années. Ma logique et mes capacités de réflexion, en revanche, feraient de moi une bien meilleure stratège. Suffisamment pour que je me tienne éloignée des combats pour l'instant.

« La guerre d'un jour », c'est ainsi qu'on commence déjà à l'appeler. Pourtant, ce n'est pas réellement une guerre qui s'est jouée ce jour-là. Ce n'était qu'une bataille, et il y en aura d'autres. L'atmosphère est pleine d'une tension qui n'attend qu'une étincelle pour exploser.
En ce qui concerne la nouvelle reine, j'ai conscience qu'elle fera toujours passer son peuple en premier, c'est une reine après tout. Pourtant, je me dis que Katharina, c'est peut-être notre chance. Ma chance de retrouver Thomas. Et notre chance d'un régime meilleur. Elle a réussi à nous conquérir en moins d'une journée, elle n'a théoriquement pas besoin de plus pour asseoir son pouvoir, alors attendons de voir quels seront ses prochains mouvements.

Pas à l'heure actuelle, non. Ma famille m'a toujours appris à être d'abord et avant tout dans mon propre camp. Certains les nommeront 'traîtres', d'autres 'survivants'. Une question de perspective, j'imagine. Si je ne suis pas entièrement d'accord avec leur vision, je dois admettre que même pour moi, me jeter à corps perdu dans la bataille n'est pas une priorité. En partie parce que je ne vois pas en quoi ce qu'on avait avant mérite qu'on se batte et d'autre part, parce qu'à cet instant, étonnamment, j'ai trop à perdre. Il faut que je retrouve Thomas, que je le sorte de là et... Et j'ai peur que s'il m'arrivait quelque chose aujourd'hui, il ne sache jamais ce qui s'est passé. Qu'il pense même peut-être que j'ai fui. Je ne supporte pas l'idée qu'il croit que personne ne s'est battu pour lui, qu'on l'a juste abandonné à son sort.

Je suis née dans un pays où on nous apprend dès tous petits qu’on n’a pas d’importance. On est rien, des fourmis qui se regroupent contre un mur de pierre, qui tentent de grimper et s’écroulent, retombant à leur place : au plus bas. Au pied d’une cité qui s’élève, si proche et inatteignable à la fois. De la nourriture, des tissus et de la beauté. Inaccessibles. Enfermés dans un mur. Infranchissable.

Mes parents ont toujours eu ce regard étrange quand leurs yeux se tournaient vers l'enceinte. Un mélange d'envie, de regret et de détermination, je crois. L'envie de découvrir cette vie si différente à l'intérieur de l'enclave. Le regret de ne pas être né du bon côté. La détermination d'y remédier. Pourtant, même si ma famille aspire à se rapprocher de ce doux rêve qu’est l’entrée dans l’enclave depuis toujours - ou du moins depuis bien avant ma naissance -, je n'y ai jamais réellement cru. On sera toujours la même famille, d'un côté ou de l'autre de ces remparts. Et puis, je n’ai pas de doute sur ce que les nobles pensent de nous - pas qu’ils doivent passer beaucoup de leur temps à penser à nous d'ailleurs. Le village n’est qu’uniforme misère et petite gens à leurs yeux. Et même les petits pas que ma famille s’acharne à faire pour tenter de grimper l’échelle sociale ne changeront pas notre passé, nous resterons de pauvres villageois aux yeux du monde.

La vérité, c'est que sous un tel régime, personne n'est à l'abri. Chacun risque la mort, l'asservissement, la souffrance à chaque minute, chaque jour. Et que vaut un foyer, quand il ne peut même pas vous offrir la sécurité ? Je n'étais déjà plus tout à fait une enfant quand je l'ai réalisé. L'expiation avait lieu tous les ans, pourtant. Nombreux étaient les villageois qui disparaissaient chaque année, asservis ou tués. Mais vous ne réalisez vraiment les choses que lorsque cela vous touche. De près.

Mon frère avait toujours été une tête-brûlée. Il ne supportait pas de sentir enfermé, n'avait que faire de l'autorité. On avait passé tellement de temps, enfants, à nous balader, nous faufiler, découvrir le moindre recoin du village, ses frontières. À piquer des armes dans l'atelier de notre père et à reconstituer des batailles, escrimant à l'ombre des arbres. Insouciants. Imprudents. En grandissant, j'ai commencé à avoir peur de le voir partir. De l'apercevoir traverser ses frontières qui le titillaient tant et disparaître dans la forêt, tenter de rejoindre les ombrageux, finir par se faire tuer, probablement. Pourtant, à côté de cette petite pointe de doute, j'avais toujours su, avec une infinie certitude, qu'il ne partirait pas sans moi. Jamais. Il avait toujours été là pour moi, répondant au moindre de mes besoins, de mes désirs, de mes caprices. Me faisant passer en premier, toujours. J'étais sa princesse, sa petite princesse diabolique. On se chamaillait, se disputait, se détestait parfois, mais on n'avait jamais arrêté de s'aimer. Il n'aurait jamais tourné le dos de plein grès au lien que nous avions. Mais ce n'est pas un choix qu'on lui avait proposé. Pour des événements survenus près d'un siècle auparavant, il avait payé de sa vie. Une tête brûlée, pleine de rêves et d'aventures. Il n'avait jamais vraiment été fait pour la vie au village.

Notre petit logis n'avait jamais été le même après ça. J'y ai vécu encore plusieurs années, le temps de finir mon apprentissage, pouvoir subvenir à mes besoins, mais je ne m'y sentais plus chez moi. Le vide était trop grand, pour nous tous. Nos parents n'en étaient que plus déterminés à avancer, à finalement trouver un semblant de sécurité. Je crois qu'ils seraient prêts à tout pour ça. Savoir que nous ne risquions plus rien, que notre famille était à l'abri de toute menace extérieure. Ce n'est pourtant pas toujours ce qui blesse le plus.

« Vous étiez censés veiller l'un sur l'autre » déclara ma mère, le regard perdu dans le vide, la voix brisée. Je retournai mon regard vers elle, la gorge nouée. « Qu'est-ce que j'aurai pu faire ? Je n'étais même pas là... » je répliquai faiblement. « Justement, tu aurais dû l'être. » répondit-elle simplement d'un ton froid avant de se recentrer sur son ouvrage, pour mieux se replonger dans ses pensées. Ses souvenirs, ses regrets. Je l'observais longuement avant de baisser le regard. Je savais qu'elle s'excuserait plus tard, pleurant, me prenant dans ses bras. Je commençais à connaître ses sautes d'humeur. Pourtant je croyais la voir souvent dans son regard cette petite pointe de ressentiment, d'accusation. Peut-être que je lui rappelais trop Gabriel. Peut-être qu'elle aurait préféré que ce soit moi. Peut-être même que je me faisais des idées, après tout. Que ce n'était que le reflet de ma propre culpabilité que j'apercevais dans ses yeux. C'était sûrement un peu de tout. Le plus douloureux dans ces moments-là, c'est que ses paroles résonnaient avec un tel écho de vérité en moi. J'aurai dû être là. Il l'avait toujours été, lui, pour moi. Il aurait fait n'importe quoi pour moi. Il était toujours à proximité, gardant toujours un oeil sur la petite insouciante que j'étais. Ma mère ne pensait probablement pas entièrement ses propos, j'y croyais peut-être bien plus qu'elle. Mais c'est là tout le problème, ses excuses effaçaient peut-être ses regrets, mais ils ne pouvaient faire complètement disparaître l'empreinte des mots sur moi.


« Comment ça, il a été pris ? » « On pense qu'il a été emmené dans l'enclave, comme esclave. » « Non. Non ! » m'écriais-je plus fort que je ne l'aurai souhaité. Je baissai le regard, tentant de contenir mes questions, mon désarroi, mon désespoir alors que ma gorge se resserrait sous le coup des émotions. Je fermais les yeux un instant, même si rien à cet instant ne pourrait me calmer, je le savais pertinemment. « Pas lui, pas encore. » je murmurais d'un ton plus calme, plus bas, bien que ma voix chevrotante et mes yeux embués trahissaient mon état. Je secouai la tête, tentant de reprendre contenance. J'avais suffisamment expié. S'il avait été pris comme esclave, il était sûrement encore en vie, et il avait intérêt à tout faire pour le rester. Ce n'était pas le moment de pleurer sur mon sort, c'était le temps d'agir. Quoi qu'il en coûte. Il avait couru après moi toute sa vie. C'était à mon tour de courir.

Nous n’étions que des gamins quand nous nous sommes rencontrés. Je parlais peu, alors que lui ne semblait pas pouvoir s'arrêter. C'était pas plus mal, j'avais toujours été la plus douée de nous deux pour garder les secrets. Il avait des étoiles plein les yeux, j'avais les pieds sur terre. Il avait peur d'avancer, je fuyais vers l'avant. Certains diront que tout nous oppose, deux petits aimants qui s’attirent, mais nous ne sommes pas si différents et notre lien est bien plus fort que l'électrostatique. Une loyauté indéfectible, une confiance absolue, la certitude qu'on ferait tout l'un pour l'autre, voilà ce qui nous unit vraiment.