Le brun est le fruit de l’une des nombreuses aventures de son père, un ombrageux réputé pour son caractère volage. C’est d’ailleurs à ce trait de personnalité que ce dernier doit son surnom, l’enjôleur. On pourrait dire beaucoup de choses du père, dont les manières n’ont pas toujours été exemplaires, loin de là. Enflammé avec les femmes, strict avec son fils, ami de la boisson et plutôt tête brûlée avec ses compagnons d'ombre, l’enjôleur était cependant reconnu pour ses qualités d’infiltré, rôle qu’il a joué avec passion durant de nombreuses années. Etre le fils de cet homme au moins aussi contesté que respecté ne fut pas chose facile, et surtout pas de tout repos. Dalian connut une éducation dite « à la dure ». Son père était
exigent intransigeant avec lui, voulant toujours qu’il donne le meilleur de lui même, quitte parfois à oublier qu’il s’agissait encore d’un enfant. Le petit apprit donc à se surpasser, cherchant toujours à en faire plus. Il tenait les limites que lui imposait son corps et son âge en horreur, et engageait tout son être à les repousser le plus loin possible. Il aimait flirter avec elles, oublier la douleur physique, persévérer. Du plus loin qu’il se souvienne, Dalian s’était toujours battu, que ce soit contre ces salopards de gardiens ou contre lui-même. Il prenait plaisir à se jeter corps et âme dans l’entrainement, notamment au maniement d’armes, voulant se montrer à la hauteur de son père si réputé. Il ne souhaitait pas particulièrement lui ressembler, mais juste en être digne. Etre à la hauteur. Pas le genre à se montrer reconnaissant avec qui que ce soit, les compliments paternels ont été rares et ont couté cher à l’enfant qu’était alors Dalian. A croire que cela aurait écorché la bouche de l’enjôleur d’esquisser le moindre sourire face aux prodiges que son fils accomplissaient chaque jour. Cependant, le brun savait que chaque progrès qu’il réalisait ne faisait qu’augmenter la fierté paternelle, même si elle était bien dissimulée. Et rien ne lui faisait plus plaisir que de la voir enfler. Même si jamais il ne se l’avouerait, l’ombrageux avait besoin de sa reconnaissance. De son soutient muet.
Le jour de la mort de l’enjôleur, Dalian ne perdit pas seulement un père. Il perdit aussi son guide, son mentor. Car au fil des années, une profonde affection s’était établie entre l’homme au cœur de pierre et le garçon avide de réussite. Une complicité dépassant la relation traditionnelle du père à son fils. De tous les souvenirs qu’il avait de l’ombrageux aguerri, l’enfant ne voulut garder que le meilleur. Pour honorer la mémoire du maitre. Oublier les pleurs d’une mère trompée par son mari, apeurée et effacée devant lui, dont les yeux brillaient de rage à travers leurs larmes. Oublier sa violence envers elle. Oublier sa soumission vis-à-vis de lui, et son silence face aux autres ombrageux - voile de plomb que nul n’eut jamais le courage de soulever. Oublier la mort suspecte de cette même figure maternelle. Oublier les ragots laissant penser à un suicide. Oublier le peut de considération qu’il n’a jamais eu pour elle. Oublier les escapades nocturnes et quotidiennes de l’enjôleur. Si le petit garçon de l’époque n’avait qu’à demi compris la signification de tous ces faits, le Dalian d’aujourd’hui ne supporte plus leur évocation. On ne salit pas la mémoire des morts. Même lorsqu’ils sont loin d’être des anges.
C’est peu après le décès du père qu’apparut le frère. Comme si le brun avait besoin de problèmes supplémentaires. Sauf que James n’était pas une de ces petites emmerdes du quotidien qu’on peut se contenter d’ajouter au sommet d’une pile déjà trop élevée. Non. James fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Spécial dans son genre. Le genre de contretemps dont on se passerait bien.
Dalian ne se souvenait plus exactement quand ni pourquoi le conflit avait commencé. Toujours est-il qu’il y eut dès leur rencontre un malaise évident entre les deux frères. Une certaine animosité qui au fil du temps n’avait fait qu’empirer. L’arrivée de l’ainé avait fait ressurgir le passé peu glorieux de l’enjôleur, que le brun avait tout fait pour oublier. Lui, avait aimé son père, ce qui n’était apparemment pas le cas de James. C’est dans ce climat de méfiance et d’aversion mutuelle que Dalian apprit à connaitre – et à haïr – son frère. Car ce qu’il vit en lui n’avait rien pour lui plaire. Imprévisibilité. Egoïsme. Orgueil. Et surtout, une manière de penser complètement incompréhensible. Pourquoi un type détestant tant son père chercherait-il à le rejoindre sur
son territoire ? Surement pour assouvir une vengeance personnelle. Soit. Ça, il pouvait le comprendre. Mais pourquoi être resté dans la Guilde, dans ce cas ? Le brun ne saisit toujours pas les motivations du nouvel ombrageux. Ce qui le rend dangereux à ses yeux … Ainsi, Dalian se tient sans arrêt sur ses gardes. Juste au cas où.
Une flèche. Une simple flèche ornée d’une plume blanche, tombée là, en pleine nature. Une flèche qui, par son poids, faisait peu à peu courber les brins d’herbe la soutenant, la maintenant encore à notre vue. Une flèche qui glissait lentement, s’enfonçant, disparaissant sous les plantes sauvages. Une flèche qui finit sa course à même la terre. Camouflée par la végétation, elle n’avait laissé la moindre trace de son passage ; Excepté quelques gouttes de sang, que les brins d’herbe ayant frôlé sa pointe arboraient à la lumière, comme on arbore un trésor de guerre. Car aujourd’hui, la flèche avait vaincu.
Vaincre ou mourir. Parfois, le destin ne nous laisse pas le choix. C’est ce que Dalian avait en tête alors qu’il mettait en joug celui qu’il avait côtoyé quotidiennement pendant plus de deux mois - durant une mission d’infiltration ayant durement porté ses fruits. Si seulement il avait remarqué cette lueur étrange brillant dans les yeux du gardien, le doute qui s’emparait peu à peu de lui … Dalian aurait pu dissoudre ses soupçons. Il l’aurait convaincu, et aurait redoublé de prudence. Pour ne pas compromettre la mission. Il n’en serait pas là. Il aurait eu le choix. Il aurait pu ne pas le tuer. Mais dans les conditions actuelles, il ne pouvait pas se permettre de ne pas tirer. Non que le meurtre d’un gardien affecte particulièrement sa conscience, cependant il savait que tous les doigts se pointeraient immédiatement sur lui. Emmett avait du confier sa suspicion à ses camarades, et obtenir la permission de son supérieur pour le filer en douce. L’ombrageux perdrait alors en le tuant sa belle couverture ainsi que son ticket d’entrée pour le village. Et merde ! Sa main tremblait sur le manche de l’arc. Dalian prit une grande inspiration, une manière chez lui de se concentrer. Il n’aurait pas de seconde chance. Il toisa son adversaire du regard, et ne lit dans celui d’Emmett qu’une détermination pure et sans faille. Le gardien dégaina son épée, et se mit en garde, prêt à s’élancer. Œil pour œil, dent pour dent. Cependant, l’issue du combat semblée déterminée à l’avance. Au fond de lui, le gardien savait qu’il n’avait aucune chance. Au moins mourrait-il le glaive à la main. L’honneur sauf.
Les deux hommes étaient face à face. Rien n’existait plus autour d’eux. Il n’y avait qu’eux, leurs armes, et le destin. La victoire aussi était présente, tapie dans l’ombre, si proche, mais si difficile d’accès … Le feuillage des grands arbres camouflait le ciel étoilé, et c’est à peine si la lumière de la lune pouvait les pénétrer. Dans cette atmosphère tout particulière, le temps semblait s’être suspendu.
Dalian savait qu’Adelynn ne comprendrait pas. Que jamais plus il ne pourrait la revoir après cet événement. Mais qu’elle saurait que c’était lui. Lui qui aurait tué son frère. Grâce aux informations que lui fourniraient ces pourris de gardiens bien sur, mais aussi grâce à la plume blanche. C’était en quelque sorte sa signature ; et c’est toujours avec fierté que Dalian signait ses crimes. Il visualisait déjà Emmett, étendu dans l’herbe, son sang se déployant peu à peu autour de la pointe de la flèche. Son sang n’en finissant plus de couler. Non, Adelynn ne comprendrait pas. Elle ne saurait pas que son frère avait découvert son secret le mieux gardé. Que c’était ce secret qui lui aurait couté la vie. Les gardiens ne lui diraient rien quant à sa véritable nature, et se contenteraient de dissiper les rumeurs. L’ampleur de la puissance de la Guilde ne devait être connue de personne. Ce soir, la jeune femme perdrait sa seule famille, tuée de la main de celui qu’elle avait considéré comme son ami le plus cher. Si ce n’est plus. Durant cette mission d’infiltration, et malgré l’aversion qu’il avait pour son frère et les gens de son espèce, Dalian l’avait – presque - considérée comme sa petite sœur. Il n’aurait su dire pourquoi il avait l’impression de se retrouver en elle. Elle avait du cran. Si elle était née de l’autre côté, elle aurait surement fait une bonne ombrageuse.
Tout d’un coup, comme répondant à un même signal inaudible, les deux hommes se mirent en mouvement. La flèche partit toute seule, fauchant Emmett en plein élan. Elle avait atteint le cœur, et déjà le sang, écarlate sous la lumière de la lune, commençait à se répandre.
L’ombrageux avait la respiration hachée. L’air lui semblait tout d’un coup de plomb, et il avait du mal à reprendre son souffle. Cette victoire avait un gout amer. Il lâcha son arc, qui atterrit dans l’herbe avec un bruit mat, avant de s’avancer vers le défunt. Il tomba à genou devant Emmett. Ce dernier avait les yeux perdus dans les étoiles, la dernière vision qu’il avait eue de ce monde. Le vainqueur se chargea de les lui fermer à tout jamais. Tout bon guerrier, même s’il s’agissait
du pire des connards, méritait qu’on lui rende un dernier hommage. Emmett était mort l’épée à la main, et l’ombrageux savait, à la manière dont il l’aiguisait quotidiennement, à quel point elle lui était chère. Il la récupéra, et la passa à sa ceinture. Trésor de guerre.
En se relevant, le brun attrapa la flèche, encore logée dans la poitrine du feu gardien, et la délogea dans un bruit désagréable de chair à vif. Il l’observa à la lumière blafarde de la lune. Encore une qui ne l’avait pas déçu. Beau boulot, net et précis. Il la laissa retomber à proximité du gardien avant de tourner les talons. Dalian signait toujours ses crimes.