Le deal à ne pas rater :
TCL C74 Series 55C743 – TV 55” 4K QLED 144 Hz Google TV (Via ODR ...
499 €
Voir le deal

Partagez|



Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie)

Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Lun 8 Jan - 0:12



Caliel Hopkins
— Tes haines, tes torpeurs fixes, tes défaillances. (A. Rimbaud, Les Sœurs de charité) —

Quelques instants auparavant, les gazouillements apaisants des oiseaux filtraient à travers la fenêtre, et de longs rayons d'or frappaient le sol de pierre froide, révélant aux yeux de Caliel la crasse qui le maculait. Désormais, il n'entendait plus que le crépitement lointain d'un feu — sûrement allumé par les gardes pour se réchauffer, car l'après-midi s'était brutalement refroidie — et le rugissement retentissant du tonnerre. Aucun éclair ne perçait la toile sombre du ciel. La lumière des torches projetait des ombres d'or sur les murs de sa cellule. Il renversa la tête en arrière pour l'appuyer contre l'un d'eux. Sur l'écran de ses paupières closes, des scènes se rejouaient avec une répétitivité inlassable. Des fragments d'enfance, çà et là le sourire de Caelan, le sourire de Caelan, les yeux brillants de Lara ou l'air de défi de Lorna, les bras aimants de ses parents, leur exécution, leur exécution, leur exécution, la mort de son frère, le cadavre de son frère, son entrée officielle dans la Guilde, ses premiers pas dans l'Enclave, ses faux pas dans l'Enclave, ses faux pas dans l'Enclave, la guerre, Roy Larisson, Roy Larisson, Roy Larisson, Roy Larisson, la guerrière blonde, la prison, la sentence, la sentence. Un soupir écorcha ses lèvres. Trois jours qu'il se décomposait lentement entre ces quatre murs, au rythme de la course du soleil, l'espoir déclinant et l'impatience montant à mesure que l'astre effectuait ses cycles.
Il regrettait de s'être fait prendre. Il avait commis une erreur idiote, indigne d'un Ombrageux, totalement imputable à sa condition humaine et à ses humeurs régies par sa volonté de vengeance. Il aurait dû demeurer muet et ne pas autoriser cette triste colère à gronder. Sa réaction à la révélation aurait dû rester secrète, et n'éclore que dans le secret silencieux du campement de la Guilde. Il s'était laissé piétiné par ses émotions. Encore. Il avait oublié l'essentiel. Encore. Au final, il n'avait rien trouvé qui pût l'aiguiller dans sa rébellion, ou lui indiquer une quelconque piste vers un groupe de résistants. Hormis Roy Larisson, mais Roy Larisson avait chuté du haut de la falaise de son estime pour s'écraser en contre-bas, son image brisée en mille cristaux de haine et d'injustice. Au demeurant, il ne voulait même pas y penser. Loin d'être son souci immédiat, son cas tortueux et déroutant patienterait, ou ne serait jamais élucidé — la Mort soufflait dans son cou.

Comme pour raviver ses préoccupations, un bruit de pas se fit entendre. Il jeta un œil vers la fente qui découpait le mur. Impossible de deviner l'heure à partir d'une voûte si noire, mais il ne lui semblait pas qu'il était temps de souper. Lorsqu'il se retourna vers la porte de sa cellule, il ne vit d'ailleurs pas l'habituel gardien aux airs maussades. Le changement inopiné de manqua pas de le surprendre, d'autant plus parce qu'il reconnut immédiatement la personne. La guerrière blonde se tenait face à lui, fière, son épée contre le flanc gauche, le poing sur sa hanche droite. Aussitôt, il fronça les sourcils et plissa les yeux. Les roulements de tambour du tonnerre retentirent une nouvelle fois. « Bonsoir. » lâcha-t-elle d'un ton froid. Ce ne fut qu'à cet instant qu'il remarqua qu'elle tenait, prisonnier entre ses doigts, un rouleau de parchemin. « La sentence est tombée. » Il comprit qu'elle avait l'intention de faire durer le supplice ; tandis qu'il l'avait entendue s'exprimer succinctement, voire sèchement, lors de leur première entrevue, sa voix se faisait alors traînante. Il pinça les lèvres, bien décidé à se taire et à ne pas la satisfaire. Elle le toisa, lui, l'homme assis, prochainement sûrement l'homme à genou, sur la nuque duquel viendrait choir le tranchant de la hache. « Tu peux te rassurer, la mort a été jugée trop belle... » Le sarcasme pesait lourd sur ses mots. Elle parut se reprendre : « Notre reine n'est pas souveraine à gaspiller des vies. Elle n'a pas jugé ta mort utile. » Sans doute aurait-elle causé plus de mal que de bien, Caliel le devinait. Que faisait-on des exécutés au nom de grandes causes ? On les transformait en martyrs, et on aurait voulu pouvoir brandir leurs chairs meurtries en étendard. Freyja se recula pour prendre appui contre le mur qui formait le couloir. « La justice lui tient à cœur. Elle porte des valeurs humaines que vous autres, Vivendalais, avez bafoué durant des siècles. » Le brun laissa échapper un grognement. Il n'avait que faire des grands idéaux de cette dévoreuse de droits et de libertés. Le plaisir malsain que prenait effrontément la Témérienne à le faire attendre changeait son flux sanguin en un torrent bouillonnant d'agacement ; mais il fournissait des efforts considérables pour que rien ne le trahît. Il la dévisagea. Elle croisa les bras sur sa poitrine, puis sembla se rappeler du papier qu'elle avait apporté. De mouvements contrôlés, elle le déroula, et ses yeux coururent sur les lignes manuscrites, avant qu'elle n'ouvrît la bouche pour dire : « Un nouveau contrat a été établi. »

Caliel sentit comme un filet d'eau glacée couler le long de sa colonne vertébrale : c'était le soulagement. Il ne mourrait pas — il défiait la mort, mais ne la désirait pas. Le soulagement, vite chassé par une autre pointe d'angoisse qui vint piquer son estomac. « Quel contrat ? » s'entendit-il demander bien malgré lui, une touche d'appréhension dans la voix. Un nouveau sourire glissa sur les lèvres de la blonde : il comprit dans l'instant que les termes ne lui conviendraient pas, et que ce contrat, plus qu'un accord, serait un fardeau. « D'abord, il a été décidé que l'accusé Caliel Hopkins devrait s'unir par les liens du mariage à une femme d'une noble famille, pour qu'il fasse intégralement partie de cette Vivendale unifiée, et qu'il comprenne que lui nuire, c'est se nuire. » Au beau milieu de sa phrase, il avait bondi sur ses pieds, et s'était approché. Son visage était collé contre les barreaux, ses mains agrippés à ceux-ci. La colère tempêtait dans ses yeux clairs. « Vous n'avez pas le droit ! » Avec un calme qu'il exécra, elle rétorqua : « Vous avez signé le premier contrat, qui stipulait clairement que de telles prédispositions pouvaient être prises. » L'Ombrageux serra plus fort les tiges de fer qui cloisonnaient sa cellule, tandis que sa mâchoire se contractait avec une force qui lui fit songer qu'il pourrait peut-être se casser une dent ou deux — quelle importance ? Freyja s'avança pour se trouver plus près de lui, provocatrice, et continua sa lecture. « Ensuite, il a été convenu qu'en raison de sa trahison, il est nécessaire que l'accusé prouve sa loyauté. Pour cela, il effectuera un travail d'espionnage pour le compte de la royauté, au sein de la population vivendalaise. Toutes les deux semaines, sauf exception ou urgence, il sera tenu de faire un rapport à ses supérieurs hiérarchiques. Évidemment, dans le cadre de cette fonction, une rémunération lui sera versée. » Caliel brûlait. Il avait le sentiment que sa vie lui était arrachée. Les Témériens l'avaient attrapée, et désormais, ils la tordaient, la modelaient, la déchiraient, l'écartelaient, la recollaient, pour faire de lui un pantin placé sous coupe, dont il leur serait facile de disposer. Se marier... l'idée l'avait taraudé une fois, et il en était presque parvenu à la réalisation de l'union, mais la Guerre d'Un Jour avait anéanti ses projets, et il n'en voyait finalement plus l'utilité. Serait-ce Romane ? La question l'effleura dans un frisson ; il se douta, cependant, qu'ils préféreraient sûrement choisir une personne qu'il n'avait pas trop côtoyée, une étrangère à qui il ne soufflerait pas ses secrets. Le regard noir, il toisa la guerrière. Sa respiration, forte et profonde, soulevait son torse. « Et si je refuse de le signer ? » - « Eh bien... ce sera la potence. » Un éclair passa dans les yeux du convaincu, qui disait sa haine et son mépris. Un éclair qui traduisait l'idée subite et folle que la mort pouvait éventuellement constituer une bonne solution ; acceptation funeste. Simple éclair ; il disparut aussi vite qu'il était apparu. Il ne voulait pas mourir. Il ne voulait pas mourir, et puis... ne pourrait-il pas trouver un moyen de faire jouer ce contrat à son avantage, à l'avantage de sa révolution tant fantasmée ? « A l'inverse... » reprit-elle. « Si tu acceptes, il sera peut-être possible de se pencher sur d'autres clauses, de t'offrir d'autres opportunités... une aide. » Elle s'arrêta, et sonda ses iris. « Tous les Hommes ont des rêves, n'est-ce pas ? » Le silence qui s'installa conclut un marché tacite, dont la jeune femme ignorait tous les tenants et les aboutissants, mais dont la trame se construisait nettement dans l'esprit de l'orphelin. « Vous avez une plume ? » Nouveau sourire qu'elle tenta de réprimer, sourire victorieux abhorré, tandis qu'elle faisait quelques pas de côté pour tremper une plume, posée sur un petit bureau, dans un encrier, et la lui tendre. Il la saisit, et signa, maladroitement, parce que la feuille tenue par l'espionne ployait sous la pression de l'instrument. Une fois cela fait, il lui redonna la plume. Sans un mot supplémentaire, elle tourna les talons et partit.

Il avait signé le parchemin avec l'idée d'en tirer profit, pourtant l'abattement l'écrasait. Marié à une noble et espion à la solde des Témériens. Tout ce qu'il pouvait détester réuni en quelques lignes et approuvé en quelques minutes. Son front appuyé contre les barreaux, il ferma les yeux. Sa vie lui échappait ; ses sacrifices s'accumulaient. Il avait dit, quelques temps plus tôt, qu'il avait trop perdu, au nom de Vivendale et de tout ce qu'il souhaitait sauver et restaurer. Il l'avait dit, haut et fort, clairement et distinctement. Ne venait-il pas, néanmoins, de condamner une fois de plus son libre-arbitre et ses envies en vertu de ses idéaux ? Plus jeune, il admirait les héros des contes et des légendes, et aussi ceux qui avaient fait ce monde. Ses prunelles brillaient à l'évocation de leur détermination inébranlable et de leur abnégation inaltérable. Pas une seule seconde il n'envisageait le prix que réclamait ces deux caractéristiques. Il n'imaginait en rien le poids qui accablait leurs épaules de colosse. Il n'avait jamais songé qu'on pouvait se sentir si mal, au plus bas, alors qu'on œuvrait pour la réalisation d'un but plus grand. Il se surprit à soudainement regretter d'avoir signé — mais quelle autre issue, sinon cette mort qu'il voulait fuir le plus longtemps possible ? Caliel ne se sentait pas du tout comme un héros. L'âme d'un traitre l'habitait, n'est-ce pas ?

— Ô saisons, ô châteaux, Quelle âme est sans défauts ? (Rimbaud, Ô saisons, ô châteaux) —

Revenir en haut Aller en bas
Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Mar 9 Jan - 22:35



Caliel Hopkins
— Nous te berçons, charmante et grave passion. (Les Sœurs de charité) —

Rayons d'or et poussière d'argent dansaient près de la fenêtre. L'Ombrageux, assis sur le lit de la petite chambre qu'on lui avait attribuée, fixait le ciel clair. On l'avait libéré ; mais il s'agissait plutôt d'une libération que d'une remise de liberté. Il ne goûtait aucune satisfaction. L'oppression le guettait : à chaque seconde qui s'écoulait, son étreinte menaçait de se resserrer. Il aurait pu se jeter par la fenêtre, mais il songeait que c'eût été très égoïste, et peut-être d'une lâcheté sans fond. Était-il homme à se décourager face à la moindre difficulté ? Celle-ci était de taille, mais valait-elle qu'on se tuât pour elle ? Contraignait-elle au point de ne concéder aucune marge de manœuvre ? Il subsistait toujours une échappatoire, un trou de souris par lequel se faufiler... Il y croyait. Il voulait y croire. Il avait besoin d'y croire.
Un soupir écrasa sa poitrine, et il se courba vers l'avant. Ses coudes posés sur les genoux, il glissa son visage entre ses mains, avant de les laisser remonter dans ses cheveux bruns. Sa position étirait désagréablement les muscles de son dos et coinçait sa gorge plus qu'elle ne l'était déjà ; pourtant, il demeura ainsi une bonne minute, plongé dans le flux continu de ses pensées. Quelques coups contre sa porte l'interrompirent. Lentement, il se redressa, et pivota la tête vers la sortie. « Vous pouvez entrer. » Les gonds couinèrent, puis la silhouette familière de Freyja se détacha dans l'embrasure. « C'est l'heure. » annonça-t-elle simplement, d'un ton sans teinte. L'âme trop lourde pour son corps, il se leva. Avant de se mettre à avancer, il tenta de se ressaisir, car il ne voulait pas avoir l'air d'un homme abattu. Il ne voulait pas qu'ils vissent sa lassitude et sa tristesse, dont ils avaient probablement déjà conscience — ce qu'il jugeait amplement suffisant. Il inspira un grand coup. Il savait être bon comédien. N'avait-il pas joué une pièce durant cinq ans ? Certes, en se confondant avec son rôle, il s'était empêtré dans son propre piège, mais en un sens, cela illustrait la réussite de son entreprise. Il avait réussi à s'illusionner lui-même. Fort de cette pensée, il se redressa, adopta un port de tête plus élégant, et se dirigea vers la guerrière, sans se départir d'un air grave — quoi que, cette fois-ci, nettement assuré.

A mesure qu'il avançait dans les couloirs, ses entrailles se nouaient. Poisson agile se nourrissant de ses craintes, l'anxiété refaisait surface pour les avaler une à une, et reprendre une nage frénétique qui lui donnait la nausée. Un autre monde ; il n'avait plus les pieds sur Terre. Ressentait-on ces mêmes symptômes lors d'un mariage heureux, ou au moins désiré ? Il chassa la question, parce que se la poser n'avait plus rien d'utile, sinon le fait de se remémorer qu'il allait lier sa vie à celle d'une parfaite inconnue. Et elle aussi... il ressentait de l'empathie pour cette femme ; une empathie à laquelle se superposait une aversion profonde et immédiate. Cette aquarelle de sentiments le troublait.
Ils sortirent de la Haute-Tour. La vie suivait son cours, nul ne prêta attention à l'Ombrageux et à la Témérienne. D'un pas vif, elle le conduisit jusqu'au temple. En quelques mots, elle lui indiqua de prendre place près de l'autel, et se dirigea elle-même vers le fond de la grande salle. Caliel jeta un regard circulaire au lieu. La dernière fois qu'il en avait foulé les dalles, Vivendale célébrait le premier mariage mixte officiel, celui de Serena et William. Il se souvenait du sentiment d'injustice qui lui avait alors transpercé le cœur. Voici qu'il se retrouvait dans la même situation, à l'exception qu'aucun badaud n'avait été convié. Le comité était restreint. Il sentait peser sur lui les prunelles flamboyantes d'un petit groupe. Il s'agissait sans doute de la famille et des amis de la mariée. De son côté, il n'y avait personne. Il n'avait pas eu le loisir de contacter ses proches, et n'était de toute façon pas certain de souhaiter qu'ils assistassent à cela. Il osa détailler les invités du coin de l'œil. Il lui sembla reconnaître des visages familiers, ce qui en soi n'avait rien d'exceptionnel, puisqu'il avait côtoyé cette caste plusieurs années. Il devait aussi hanter les souvenirs de quelques uns. Néanmoins, certaines œillades lui paraissaient plus coutumières et... Un raclement de gorge parvenu de l'extrémité opposée du temple le rappela à l'ordre. Enfin, il se mit en marche, ses pas résonnant dans l'immensité, et ne s'arrêta que lorsqu'il fut tout prêt de la table de pierre.

Il pivota pour tenter d'observer à nouveau les connaissances de sa future épouse, mais il s'en trouvait trop loin pour discerner quoi que ce fût, et surtout, eux ne le regardaient plus. Il comprit rapidement pourquoi : le bruissement de la robe de cérémonie ne tarda pas à abattre le silence à peine perturbé qui régnait jusqu'à présent. Caliel sentait ses jambes mollir, et dans son beau costume, se trouvait subitement particulièrement à l'étroit. Le nœud papillon qui ceignait son cou lui donnait l'impression de l'étouffer un peu plus à chaque seconde qui s'égrenait. Il glissa son index à l'intérieur de son col comme pour tenter de desserrer l'emprise du tissu, mais rien n'y fit. Des sueurs froides secouèrent son dos, puis finalement, tout son être.
La mariée traversa la longueur du temple pour le rejoindre. Un voile tombait sur son visage. Il tentait de le scruter, cependant, ses efforts furent vains, car la figure de sa prétendante n'apparaissait pas, même lorsqu'elle se tint face à lui. Il sentait qu'elle le détaillait, elle, masquée par l'étoffe de convenance. Il ne put s'empêcher de s'interroger sur ses réflexions. Qu'éprouvait-elle ? La même répugnance et la même colère ? Néanmoins, il ne put y songer plus longtemps : elle tourna la tête, et il lui sembla qu'elle tressaillît ; il suivit son regard.
Elle était là. Freyja l'avait rejointe, elle. La reine aux cheveux d'argent observait les deux promis, drapée d'une impartialité qu'il voulait croire factice. Le fléau du Nord. Immédiatement, l'Ombrageux fronça les sourcils, et les coins de sa bouche se plissèrent dans une expression de ressentiment. Ses yeux clairs criaient à l'injustice et à l'ingérence. Il aurait adoré lui sauter au cou et la poignarder sans tarder, mais la présence de sa guerrière l'en dissuadait. Il aurait aimé lui dire tous ses torts, proférer des menaces et invoquer des malédictions divines, mais, comme si elle avait senti que l'ire qui touchait les deux Vivendalais ne pourrait être plus longtemps contenue, elle exécuta un geste de la main, et un prêtre s'avança. Ce serait la même cérémonie, celle des épées et des rubans, qui nouait les destins aux yeux de tous les Dieux, et risquait de faire de leurs deux vies des existences subies. Caliel le refusait. Il serait libre, bon sang. Nous serons tous libres.

[« Qu'est-ce pour nous, mon cœur... »], Arthur Rimbaud, 1872

Qu'est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout Enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, tout encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,
Périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon esprit ! Tournons dans la morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
A nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feu !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez !
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! - Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...

Oh ! mes amis ! - mon coeur, c'est sûr, ils sont des frères ;
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n'est rien ; j'y suis ; j'y suis toujours.

Revenir en haut Aller en bas
Alessandra de Marbrand
Alessandra de Marbrand

Fondatrice
Nombre de messages :
1156
Date d'inscription :
24/10/2012

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Lun 15 Jan - 11:39



I can't go on … I'll go on
—  from this day 'till the end of my days —

" Résister ! C'est le cri qui sort de votre cœur à tous, dans la détresse où vous a laissé le désastre de la Patrie. C'est le cri de vous tous qui ne vous résignez pas, de vous tous qui voulez faire votre devoir. "
-  Résistance, bulletin du comité national de salut public, n°1

Résister ! Ce cri grondait dans ses entrailles, déchirant son coeur et griffant sa gorge comme un monstre pour finalement se muer en un timide oui entre ses lèvres tremblantes de peur. La peur de mourir. Elle l'aurait voulu, savoir dire non, pouvoir dire non, crier haut et fort ce non tranchant qui la terrassait de l'intérieur. Non je ne veux pas ! Je ne veux pas de cette Vivendale ! Je ne veux pas de cette reine ! Je ne veux pas de ce mariage ! Non non, je n'en veux pas ! Elle aurait voulu être capable de dire tout haut ce qu'elle pensait tout bas, d'avouer qu'elle n'accepterait jamais l'occupant, qu'elle n'était partisane que d'une Vivendale, et pas de cette Vivendale occupée. Non, de la Vivendale libre. Qu'elle se battait encore pour elle, qu'elle ne se résignerait pas à coopérer avec l'occupant, à collaborer à ce désastre, que, si en apparence elle avait cédé, ce n'était que ça, une apparence, qu'au fond, elle se battait encore. Qu'elle résistait bon sang ! Résister, résister, résister, céder.

Elle avait cédé, un oui à peine audible, soufflé à demi-mot par dépit tandis que son être entier criait non à tue-tête à l'intérieur, bousculant ses sens avec une rage sans précédant. Aussitôt, elle avait regretté. Elle avait dit oui, elle, à ça ! Comment... comment avait-elle pu faire ça. Elle se sentait bête, idiote. « Tout ce qu'il faudra » avait-elle dit lorsqu'elle avait feint d'être des leurs. Tout. Tout mais pas ça ! S'unir à un homme, à un autre homme. Cela lui semblait au dessus de ses forces. Comment pourrait-elle ? Comment pourrait-elle jurer devant les dieux d'aimer cet homme alors que son cœur appartenait à un autre ? Un cœur meurtri par la trahison ! Il aurait du la choisir, elle, et pas cette autre. Au fond, elle savait qu'il n'avait fait que son devoir, mais elle lui en voulait, car il avait aussi un devoir envers elle. Avait eu, il ne pouvait plus y prétendre maintenant, il avait fait son choix, un choix où elle n'avait pas sa place. Il avait choisi le devoir et, aujourd'hui, elle faisait de même. Elle devait le faire n'est-ce pas ? Elle tentait de se convaincre qu'elle avait agit au mieux, pourtant, dans son cœur, flottait un terrible sentiment d'échec et de regret. Celui d'avoir cédé, celui d'avoir échoué. Sa main se posa sur le dossier d'une chaise et ses doigts effleurèrent le cuir de la veste qui s'y trouvait. Il ne l'avait pas pris, la dernière fois, et dernière fois. Pensant sûrement, qu'il y-en aurait une, prochaine fois. Elle enfoui son nez dans le cuir et inspira. Ses doigts se resserrèrent sur l'étoffe. L'odeur était rassurante, une dernière accroche de familiarité avant de tomber dans l'inconnu. Mais aussi, elle embaumait son cœur d'une langoureuse tristesse. Il était partit, l'avait laissé, abandonné. Elle passa la veste sur ses épaules et la serra contre elle. Le contact du tissu était pour sa peur comme une couverture contre le froid. Et elle avait peur, si peur ! Elle aurait voulu qu'il soit là, qu'il la sauve de ce désastre dans lequel elle avait plongé, se noyant sous les vagues de ses propres erreurs. Les larmes roulèrent sur ses joues, rapides, violentes et son dos se courba sous le poids de sa détresse. C'est alors qu'elle les entendit. Les pas. Ils approchaient. Elle devait se ressaisir, ils arrivaient, son triste destin s'apprêtait à toquer à la porte et la tirer de ces dernières minutes de liberté. Le temps d'un instant, elle eut l'impression d'être une fugitive prise au piège, bloquée dans un cul-de-sac. Elle lança un regard vers la fenêtre et songea à s'enfuir.

Toc toc. Trop tard. La vision s'envola, tout comme ce qui restait de sa liberté. Elle reposa la veste avec précipitation, manquant de faire tomber la chaise dans sa hâte. Elle releva doucement le menton et redressa son dos courbé par le poids de ce oui qu'elle regretterait éternellement et essuya ses larmes en vitesse. Si elle crevait intérieurement à l'idée de ce mariage, elle n'en laisserait rien paraître. Quitte à avoir été prise à son propre jeu, elle le jouerait jusqu'au bout. Elle descendit le voile sur son visage, cachant les stigmates de sa peine, une dernière barrière entre elle et eux, entre elle et lui, l'homme qu'elle épouserait aujourd'hui. Sans un mot, elle suivi les gardes, prête à retrouver cet homme, son Némésis et pourtant...lui aussi une victime.

Les portes du temple s'ouvrirent, et la figure centrale se détacha au loin. Lui. Elle plissa les yeux, tentant de distinguer son visage au loin mais n'y parvint pas. Elle s'engagea dans l'allée, prenant soin d'inspirer longuement sous son voile, il lui semblait que l'air manquait, qu'elle allait étouffer. Son regard se posa sur le côté, parmi les bancs, quelques proches se tenaient là, debout, l'air grave. Ils ne purent le voir mais elle esquissa un sourire triste sous voile. Sa famille et une poignée d'amis, pas plus de dix personnes, mais leur présence en ce triste jour avait quelque chose de rassurant, comme la veste en cuir, c'était familier, connu, une ancre inespérée alors qu'elle se sentait partit à la dérive. Elle parvint jusqu'à l'autel, la boule au ventre, la gorge nouée. Elle avait l'impression qu'elle pouvait défaillir d'une minute à l'autre. Prise d'un vent de panique elle eut l'impression de suffoquer. Non ! Non elle ne pouvait pas ! Il fallait qu'elle sorte de là. Je ne peux pas faire ça ! Ne voyez-vous pas, ne voyez vous pas ? Elle ferma les yeux et expira lentement, trop bruyamment à son goût car il lui sembla ouïr son souffle se déformer sous ses tremblements. L'avait-il entendu lui aussi ? Elle le détailla doucement, son visage avait quelque chose de familier mais d'où ? Caliel ! Caliel d'Erëstz, ou Hopkins - elle ne savait plus trop lequel était vrai et lequel était artifice - c'était son nom. Elle ne le connaissait pas vraiment, mais un autre si, forcément pensa-t-elle. Intérieurement elle rit jaune, s'il avait été là ! Elle sentait le regard de Caliel sur elle, tentant surement de reconnaître son visage sous le voile. Gênée, elle détourna la tête et tressaillit. Elle était là, la Reine ! Elle ferma les yeux et les rouvrit, espérant que ce n'eut été qu'une illusion. Mais non, elle était bien là, la reine aux cheveux d'argent. Elle détailla le visage de son futur époux. Ses sourcils s'étaient froncés et son visage criait la colère; un masque de rage qui étrangement la rassura. Etait-il, lui aussi, un patriote ? Elle en vint à se demander comment s'était-il retrouvé dans cette situation, qu'avait-il fait, qu'avait-il dit ? Etait-ce de sa faute à lui, ou à elle ? Des interrogations qui attendraient car, déjà, la reine somma le prêtre de commencer la cérémonie. Terrible mélange de deux cultures qui ne correspondaient pas, comme deux aimants qu'on tente désespérément d'assembler alors qu'ils se repoussent irrémédiablement.

Elle attrapa le bas de son voile et le remonta, dévoilant son visage et, pour la première fois, elle fit face à son futur époux d'égal à égal. Elle esquissa un sourire discret, plus qu'empathique car elle ressentait aussi sa douleur, leur douleur était bien similaire. Et, finalement, elle se tourna vers le prêtre et tendit la main. Il fit de même, et elle posa sa main sur la sienne. Le prêtre les noua avec ce ruban, ce ruban-lien, ce ruban-chaîne et commença la cérémonie.



Spoiler:
Revenir en haut Aller en bas
Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Jeu 18 Jan - 12:01



Caliel Hopkins
— Et les envahisseurs brûleront aux pieds des protecteurs. —

Nous serons tous libres. La haine tordait ses boyaux. Un grand bûcher enflammait son âme et ses sens. Le tintement des lames battait à ses oreilles. Le goût métallique du sang envahissait sa bouche. L'adrénaline arrachait son cœur de sa poitrine et le jetait dans les bras d'une fureur ; ensemble, ils dansaient un tango macabre. Un espoir piteux, torturé, émacié, mais valeureux, gonflait son torse et tendait tous ses muscles. Il fixait le prêtre d'un regard ardent, qui contrastait avec la clarté de sa pupille. Elle mourrait, la reine. Elle mourrait, ou elle partirait. Ils lui laisseraient le choix, car ils n'étaient pas les sauvages incivilisés dont les légendes faisaient la diatribe. Ils étaient cléments, ils étaient indulgents, et ils ne se vengeraient pas impunément ; simplement, plus jamais elle n'oserait revenir à Vivendale en arborant un sourire triomphant. Ils brûleraient son armée et ses fastes, et de son empire il ne resterait que des cendres soufflées par le vent du renouveau. Une honte sans précédent l'affligerait, et son peuple, étouffé par un sentiment de trahison, se détournerait de ses promesses et de ses charmes. Elle serait seule, et alors, elle saisirait l'ampleur de ses erreurs. Il pinça les lèvres, ses narines écartées sous l'effet de la colère.

Un mouvement sur sa droite attira son attention ; il détacha difficilement ses yeux de l'ecclésiastique et de l'impératrice. La jeune femme avait levé son voile. Une stupeur sans commune mesure le glaça. Son palpitant se figea : il lui sembla que son poids, soudainement, l'écrasait. Il connaissait cette femme, et il comprit pourquoi certains visages lui avaient semblé familiers — il devina desquels il s'agissait. A cet instant, il mesura le degré de tragédie de la situation. Son âme avait déjà été promise ; elle faisait corps avec un autre. Elle l'aimait, il l'aimait, elle se trouvait attachée à son destin par des liens divins. Un puissant sentiment de compassion inonda son esprit, car lui, à tout le moins, était libre de ces chaînes-là — il n'y avait aucun amour caché qui nichait dans son cœur. Il tourna un regard tant accusateur que paniqué vers Katharina, puis un éclair traversa ses yeux, et il comprit. La brune tendit la main vers le prêtre. Mécaniquement, il fit de même. Le contact de sa peau sur la sienne le secoua d'un frisson virulent. L'air vitreux, il observa le religieux nouer le ruban du fatum autour de leurs poignets. Il pivota ensuite vers un jeune homme qui se tenait dans l'ombre, et lui fit signe d'approcher. Deux épées reposaient sur ses avant-bras. L'homme de l'Eliare donna chacune d'elle à son propriétaire, puis se saisit des alliances qui trônaient sur l'autel. Dans un tintinnabulement cristallin, il les déposa sur la pointe des armes. Caliel les observa avec une réticence toute justifiée. Enfin, la voix du prêtre vint briser le silence. Elle était douce et distilla dans les pensées de l'Ombrageux un soupçon de sérénité et de confiance. « Nous sommes réunis ce jour pour unir deux membres d'un même peuple, qui s'est continuellement déchiré durant des décennies. » Il posa sur les futurs époux un regard calme. « Puissiez-vous être porteurs de la paix voulue par les Dieux, et puissent ceux-ci vous guider tout au long de votre vie commune. » L'étau se resserrait.

Il se rappela du sang qui giclait tout autour de lui tandis qu'il bataillait pour survivre, et pour permettre à ses idéaux de prospérer. Il se rappela de la Guerre d'Un Jour, de la Lune de Sang, et revécut ou imagina tous les massacres qui avaient pu les précéder, ici, à Vivendale. Les mariages ne résoudraient rien. Les Vivendalais se révolteraient contre les Témériens, puis reprendraient leur piètre combat. Un jour, peut-être, un vainqueur s'élèverait, et sa prestance serait si écrasante, sa volonté si palpitante, sa douceur si poignante, qu'il parviendrait à tous les mettre d'accord ; ce serait le début d'une nouvelle ère. Pas avant. Caliel ne pouvait l'envisager autrement, et maintenant que l'identité de son épouse lui avait été révélée, il était presque certain qu'elle pensait de même. « Vous pouvez procéder à l'échange des alliances. » L'Ombrageux avait la bouche pâteuse : un goût âcre oppressait ses papilles. Doucement, il se tourna vers sa promise, et guida leurs deux mains nouées pour décrocher la bague qui scintillait au bout de son épée — il ne savait pas s'il s'agissait de la bonne procédure, puisqu'il n'avait pas énormément prêté attention à la cérémonie qui avait uni Will et Serena, mais songea que cela importait vraiment peu. Puis, il déposa son épée sur l'autel — était-ce autorisé ? aucune idée, et au fond, il s'en moquait —, et la main tremblante, il passa l'anneau au doigt de la femme. Elle opéra de la même manière. Et voilà. « Caliel Faust Hopkins et Adhara de Larant, je vous déclare unis par les liens du mariage. » Le croyant glissa un regard au rebelle, et annonça d'une voix paisible : « Vous pouvez embrasser la mariée. » Un feu lui brûla la gorge.

Oui, il avait compris. Edrick avait trouvé la mort dans la bataille. Asher aussi, sûrement, car son visage ne figurait pas parmi les invités. Une peine soudaine l'affligea, parce qu'ils avaient été des compagnons d'armes, des membres de cette grande entreprise de libération, des infiltrés, comme lui, des camarades. Dorénavant, ils n'étaient plus que des martyrs. Quant à Adhara de Reyne, elle figurait au panthéon des sacrifiés pour une cause étrangère. Elle avait dû abandonner ce nom, retrouver le réconfort de celui des De Larant, et désormais, devait en accepter un autre ; Hopkins. Les yeux soucieux de l'Ombrageux se fixèrent sur le visage ovale de sa femme. Ses traits fins portaient l'expression d'une souffrance trop lourde, et son seul regard noisette suffit à enfler son cœur d'un profond sentiment d'injustice, et à le convaincre que les envahisseurs devaient brûler aux pieds des protecteurs. Il apposa une main maladroite sur sa joue, la pulpe de ses doigts effleurant son cou, et se pencha. Il sentait peser sur eux les regards des invités et des autorités. Ses lèvres se déposèrent délicatement sur les siennes, timides, tristes, tremblantes. Et c'était comme embrasser la mort.

Revenir en haut Aller en bas
Alessandra de Marbrand
Alessandra de Marbrand

Fondatrice
Nombre de messages :
1156
Date d'inscription :
24/10/2012

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Lun 26 Fév - 16:42



ADHARA HOPKINS
— Je ne peux pas continuer, je vais donc continuer —

Prise au piège ! Elle baissa son regard vers le ruban qu'on passait à leurs poignets. Ils étaient liés, enchaînés l'un à l'autre, l'un par l'autre. Elle serait prison et lui serait la sienne, se passant mutuellement les chaînes qui les retiendraient ensemble tout le reste de leur vie commune. Les fers la gênaient déjà. Invisibles, et pourtant elle ne pouvait penser à autre chose, il lui semblait qu'elle croulait sous leurs poids, n'entendait plus que leur cliquetis insupportable que pourtant eux seuls pouvaient ouïr, douce mélodie funèbre des restes d'une liberté qu'on leur avait arraché. Mais que lui restait-il à présent ? On lui avait déjà tout prit, son fils, son mari, son nom, sa liberté. Elle était telle l'une de ces marguerites qu'on effeuille dans ce jeu enfantin du "M'aime-t-il ?". Il m'aime... un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout. Elle la vit, l'enfant aux cheveux d'argent, cueillant l'une des rares fleurs qui avait survécu dans un parterre piétiné sous ses caprices, puis arrachant une à une ses pétales. Elle souffrira...un peu, beaucoup, énormément, jusqu'à vouloir en mourir... La dernière pétale tomba à terre. Le jeu avait décidé.

Elle bougea légèrement sa main, testant le leste du ruban. Il lui semblait plus serré que la dernière fois, la première fois, avec Edrick. Elle rêvait de s'en défaire, de s'extirper de ce ruban chaîne, de s'écarter de cette main étrangère et revenir se blottir contre le spectre froid de son défunt mari. Il vivait, il vivait encore ! Elle entendait encore sa voix, sentait son odeur, voyait même son sourire, et celui de leur fils. Un sourire se dessina discrètement sur ses lèvres. Aussi longtemps qu'elle se souviendrait d'eux, ils vivaient encore un peu, en elle. Parfois, elle les faisait vivre avec une telle ferveur qu'elle pouvait les voir, courts moments de vision utopique qui s'évanouissait aussi vite qu'ils étaient apparus. Mais la présence de ces fantômes la confortait. Elle aimait se dire que ce n'était pas dans sa tête, qu'ils veillaient sur elle. Cela voudrait dire qu'ils avaient réussi à atteindre le Helmein. Et surtout, qu'elle pourrait les y rejoindre à sa propre mort. Qu'un jour, elle les reverrait. Cette certitude de jadis n'était plus qu'un simple espoir. Autrefois, elle y aurait cru sans hésitation mais à présent... En quoi croyaient les rebelles ? Avaient-il la foi ? Et en quels dieux ? Se reverraient-ils un jour ? Pour la première fois, elle craignait d'aller avec les dieux après sa mort. Si cela signifiait ne jamais revoir son fils et son mari, elle préférait devenir l'une de ces âmes errantes qui ne peuvent trouver la paix. Au moins, sa peine aurait du sens. Elle la ressentirait car elle les aimait, car ils lui manquaient. Elle n'échangerait cet amour pour rien au monde, pas même une vie éternelle auprès des dieux, ni un nouveau départ avec un autre homme.

Les alliances tintèrent sur le bout des épées, la ramenant brusquement à la réalité. Elle leva les yeux, observant l'anneau sur son perchoir. Instinctivement, elle porta sa main libre à son cou mais ses doigts ne trouvèrent que de la peau à effleurer. L'alliance d'Edrick. Elle l'avait gardé avec elle tout le temps depuis sa mort, au bout d'une chaîne, l'anneau contre son cœur. Mais elle avait dû le retirer pour la cérémonie, tout comme son alliance, celle qu'il lui avait passé le jour de leur mariage. Son regard descendit des anneaux le long des lames - elle trouvait le rituel des épées absurde, les Nordiens n'étaient pas des Hommes de guerre, ils n'allaient sur le champ de bataille que pour terrasser les tyrans et les oppresseurs ! - s'attardant alors sur un détail qui lui avait échappé jusque là. Les murs n'étaient pas les mêmes, les fresques avaient été pour la plupart recouvertes. Même ça, on leur enlevait. Elle tremblait à la pensée de l'état dans lequel cet endroit avait été réduit; elle aurait préféré ne pas avoir à revenir ici, pour pouvoir se le rappeler comme il l'était jadis, lui et ses fresques retraçant les épreuves des dieux. Elle ne pouvait pas compter le nombre de fois qu'elle les avait regardé. Lors de son premier mariage, elle avait passé le plus clair de la cérémonie à fixer la peinture derrière Edrick pour ne pas avoir à soutenir son regard. A l'époque, elle avait encore peur de lui et surtout, peur de quitter sa famille et ses repères pour partager sa vie avec cet inconnu. Elle se sentait comme alors : apeurée et seule. Mais cette fois-ci, elle ne parvenait à se confortait dans l'idée qu'elle pourrait l'aimer. Elle n'avait plus d'amour à donner, que de la colère.

Son regard se posa sur son futur époux. Elle ne pourrait l'aimer, mais pourrait-elle le haïr ? Aussi loin que remontait ses souvenirs, elle n'avait détesté quelqu'un. Pas les Hart malgré la haine entre leurs familles, ni Ruthendell pour avoir failli ruiner les siens, pas même Edrick au début de leur mariage. La reine...Elle la détestait si ! Mais au fond pas vraiment. Elle ne lui pardonnerait jamais ce qu'elle avait fait, mais une part d'elle ne pouvait lui en vouloir. En tant que mère elle savait qu'il n'y avait pas de limite à ce que l'on pourrait commettre pour protéger les siens. Si elle aurait du tuer pour sauver son fils, elle l'aurait fait sans hésitation. Elle aurait donné sa vie et vendu son âme pour le savoir en sécurité. Cela n'avait pas suffi... Peut être était-elle la seule personne qu'elle pouvait haïr. Elle avait été prête à tout pour eux et pourtant elle les avait laissé partir affronter la mort seuls. La seule qui méritait d'être haï c'était elle, ses intentions aussi féroces soient-elles s'étaient toujours tues lorsqu'il s'agissait d'agir tandis que dans son esprit elle se flagellait d'un mantra atroce. Lâche, lâche, lâche. A présent elle devait payer. « Nous sommes réunis ce jour pour unir deux membres d'un même peuple, qui s'est continuellement déchiré durant des décennies. Puissiez-vous être porteurs de la paix voulue par les Dieux, et puissent ceux-ci vous guider tout au long de votre vie commune. » Elle déglutit, elle n'était pas prête. Ne voyaient-ils pas ? Elle n'était pas prête !

La joue encore brûlante après la gifle qu'elle s'était prise par la réalité, elle sentait les larmes lui monter aux yeux. Elle n'était pas prête... « Vous pouvez procéder à l'échange des alliances. » Elle sentit sa main se soulever, guidée par celle de son futur époux, récupérer les alliances au bout des épées. Ses doigts se saisir d'une d'elles avec appréhension, comme si le métal allait la brûler, non, il était froid, presque glacé. Elle posa l'épée à son tour, son épée, à Edrick. Il lui semblait que dans le mariage de Lady Scots, les promis avaient échangés leurs épées en plus des alliances. Elle trouva un certain réconfort à cet affront qu'ils avaient maladroitement  fait, de toutes façons, elle en aurait incapable. Elle pouvait très clairement se voir, les jointures blanches sur ses doigts crispés autour de la garde qu'elle refusait de lâcher. Elle n'aurait pas pu... Intérieurement elle souffla. Au final elle l'aurait fait n'est-ce pas ? Elle s'était dit plusieurs fois " Je ne peux pas le faire ". Se marier, quitter sa famille, avoir un enfant, perdre mari et fils dans la même journée, devoir se remarier... Bien sûr qu'elle le pouvait. Elle le devait. Elle le ferait. De toutes façons, avait-elle d'autres choix ? Je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer.1

Elle laissa son nouvel époux prendre ses doigts dans sa main tremblante pour lui passer son alliance et elle fit de même. La sensation de la bague autour de son doigt était étrange, pourtant elle n'avait retiré sa précédente alliance qu'il y-a quelques heures. « Caliel Faust Hopkins et Adhara de Larant, je vous déclare unis par les liens du mariage. » Unis. Mariage. Ces mots aussi avaient une sonorité étrange. Comme s'ils n'étaient pas adéquats à la situation. Etait-elle...Etaient-ils vraiment mariés ? Non. Elle allait se réveiller. Elle se réveillerait et tout cela n'aurait été qu'un rêve, un cauchemar ! « Vous pouvez embrasser la mariée. » Elle souffla. C'était réel. Vraiment. Pour de vrai. Elle releva doucement son regard vers celui de son époux. Il semblait troublé, hésitant. Il posa sa main sur la joue de son épouse et approcha son visage. Elle ferma les yeux. Les lèvres se touchèrent timidement avec une pudeur d'adolescents, comme s'ils échangeaient chacun leur premier baiser. Puis elles se séparèrent rapidement, et le regard des époux divergèrent ailleurs avec une gêne d'enfants. C'est alors qu'elle les vit. Ils étaient là ! Ils veillaient sur elle. Elle croisa le regard de son mari, ancien mari, qui esquissa alors un sourire et hocha la tête avant de disparaître. Son corps s'était évaporé, avec celui de leur fils, presque aussitôt, tel un nuage de fumée qu'on balaie d'un revers de main. Je peux continuer, je vais continuer. Alors que le prêtre défaisait le ruban, elle serra ses doigts autour de ceux de son mari et le guida alors qu'ils descendaient les quelques marches devant l'autel.

La porte se fermât derrière eux, elle frissonna. Ils étaient seuls, juste elle, avec lui. Dans un dernier geste de pudeur, elle croisa ses bras contre sa poitrine. Dernière barrière, dernière protection. « Je ne le ferais pas » annonça-t-elle d'une voix qu'elle aurait voulu plus assurée. « Je sais ce qu'attend notre reine, de telles alliances n'ont aucune valeur sans enfant. » Sa voix se brisa sur ce dernier mot, elle souffla. « Je ne le ferais pas, je... j'ai besoin de temps. » Elle espérait qu'il ne la force pas, qu'il comprenne et accepte. Elle tentait de se raisonner, il avait l'air gentil, précautionneux même. Pourtant, au fond d'elle, les récits de son enfance venaient embrouiller son bon sens. On racontait tout un tas de choses concernant les rebelles, qu'ils pillaient, tuaient, violaient sans vergogne. Face à ses légendes dont elle ignorait la véracité, il y-avait Edrick. Sson mari avait été bon avec elle, il ne lui avait jamais fait du mal. Pourquoi Caliel serait différent ? Cependant, elle ne parvenait à s'en convaincre. La peur lui faisait perdre la raison, ou peut être était-ce plus simple, de croire que c'était un monstre, qu'il lui ferait mal. Au moins elle aurait une raison de le haïr lui, plutôt que se haïr elle.  

1 Samuel Beckett, l'Innommable (1953)



Spoiler:
Revenir en haut Aller en bas
Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Ven 23 Mar - 11:47



Caliel Hopkins
— Seul avec elle. —


La mort avait un goût qu'exécraient les vivants. C'était irrationnel : puisqu'ils ne connaissaient pas la mort, ils ne pouvaient connaître son goût. Toutes leurs expectatives n'étaient que des fantasmes drainés par une peur que la raison ne pouvait éroder. La morbidité de leurs craintes entachait la pureté de la fin. La mort était. Elle était d'une simplicité si parfaite qu'il n'y avait pas à discuter de son appartenance au Bien ou au Mal : sans cesse, elle échappait à un raisonnement manichéen. Elle échappait à tous les raisonnements qui cherchaient la certitude et l'unicité. Il existait bien les dieux et les croyances pour tenter de l'expliquer, cependant, à dire vrai, ils n'y parvenaient jamais tout à fait, car elle savait si bien se cacher qu'elle se masquait à leurs yeux avides de vérités mystifiées. Pourtant, Caliel eut la singulière sensation d'y goûter. Peut-être parce qu'il en avait déjà eu un aperçu ? Ce n'était pas tant à ses victimes qu'il avait pensé ; plutôt à celles qu'il avait toujours voulu défendre. A celles qu'il avait transformées en martyr, sans doute parce qu'elles l'étaient un peu, surtout parce qu'il en avait eu besoin. Il avait pensé à sa famille. Jim, Lyanna, Caelan. C'était étrange. Enfant, il avait toujours cru qu'ils seraient là. Toujours. Ils auraient dû être ici, ce jour, près des visages peinés et inquiétés des De Larant. Sa mère aurait assassiné Katharina des yeux, quand son père lui aurait adressé un sourire valeureux. Caelan lui aurait fait un clin d'œil. Tout va bien se passer, auraient murmuré leurs postures. Son cœur se serra tandis qu'il se redressait pour se soustraire au baiser. Ses pupilles effleurèrent à peine les iris d'Adhara. Désormais, c'était elle, sa famille. Elle déterrait ce qu'il avait cru à tout jamais enseveli. Mais pouvait-il réellement l'appeler ainsi ? Il tourna la tête vers l'une des fentes dessinées dans le mur. De longs rayons dorés tombaient de l'échancrure, et la poussière dansante, dans une mouvance exquise, mimait des figures d'antan. Ils étaient ici ; sa famille. Ils observaient et fredonnaient une musique venimeuse, qui charma son âme et s'enroula autour d'elle, comme un serpent autour d'un cou. Il n'était pas question d'abandonner, n'est-ce pas ?

Le ruban glissa sur leurs poignets. Le cœur de l'Ombrageux oublia quelques battements, puis reprit son travail à un rythme effréné. Les doigts de son épouse se serrèrent autour des siens, et elle avança pour descendre les marches de l'autel. Lui qui s'était trouvé figé regagna soudainement sa mobilité, et la suivit. Ils empruntaient un nouveau chemin. Un chemin qu'on leur avait tracé, et auquel ils n'accordaient aucune appréciation. Ils marchèrent en silence dans la ville animée, jusqu'à ce qui avait été la demeure des De Reyne. Ce n'était plus qu'un vestige meurtri, dans les couloirs duquel les spectres rasaient les murs et imitaient si bien le vent qu'à leur passage on croyait ressentir les effets d'un simple courant d'air. L'entrée dans la bâtisse projeta Caliel quelques semaines en arrière, lorsqu'il jouissait à plein temps du même luxe, qui à présent le mettait mal à l'aise et réveillait une angoisse assoupie. Il ne voulait pas replonger. La chambre était vaste. Il eut à peine le temps d'y jeter un regard circulaire que la porte claqua dans son dos. Il ne savait comment se placer. Il lui semblait n'avoir rien à faire ici, dans l'intimité d'une pièce qui portait encore la mémoire d'un amour envolé. Il aurait voulu pouvoir faire demi-tour : impossible. On attendait, sans doute, qu'ils remplissent leur devoir marital. Fugacement, il songea à cette jeune femme blonde, Romane, auprès de laquelle il avait voulu s'engager, et à qui il avait promis liberté. Les choses étaient-elles si différentes ? Tout avait changé, et lui aussi, pourtant ! La simple idée de poser sa main, sans accord, sans envie mutuelle, sur une femme, et de surcroît sur la femme d'un ancien compagnon, si récemment décédé, le répugnait. Il avait toujours - autant que faire se peut au sein d'une telle société - fait preuve de respect envers la gente féminine. Il lui semblait que ni Susan ni Lara n'auraient toléré une insulte en raison de leur sexe - et c'était sans parler de sa mère. Lorna non plus, certainement... Il chassa la pensée de cette dernière. Peu importait. Adhara n'était pas une fille de mauvaise vie qu'on aurait pu être tenté de mépriser : c'était une mariée endeuillée. Outre cela, se soumettre aux volontés de Katharina le révulsait. Que croyait-elle ? Qu'ils étaient comme des bovins qui, lâchés dans une prairie, s'excitaient à l'odeur de l'autre, et s'accouplaient en quelques minutes ? Il serra les dents, fit quelques pas pour dissiper son agacement et sa gêne, s'arrêta lorsqu'elle parla.

L'Ombrageux tourna la tête vers elle, et ce fut peut-être la première fois qu'il la regarda véritablement. Son visage blême était troué d'yeux fatigués et creusé de souffrance. Ses longs cheveux d'ébène soulignaient les tranchés et les sillons qui bafouaient ses traits gracieux. Les stigmates de la peine s'étaient imprégnés sur sa figure, et y subsistaient, malins, malsains. Autrefois, elle avait dû être splendide. Désormais, sa beauté, à peine fanée par les pleurs, mais plus discrète, plus secrète, se laissait enlacer par une aura pénible. Les lèvres pincées, il la laissa s'exprimer, d'une voix qui trahissait sa peur et sa douleur. Ses dernières paroles se fondirent dans le silence. Il inclina la nuque et se perdit dans la contemplation de ses mains. Enfin, il dit doucement : « Je sais. » Hésitant, il se redressa et s'avança quelque peu. « Je ne vous aurais pas forcée. » Il chercha son regard mais, dès que leurs prunelles se rencontrèrent, le sien s'envola vers des contrées plus paisibles. « Je... » Raviver les plaies. Cycles perpétuels des mots maladroits, qu'on se croit le devoir de prononcer quand on sait qu'ils vont blesser. « Je connaissais Edrick et Asher... et votre sœur, Seyrane. » s'empressa-t-il d'ajouter, comme si l'évocation de la vivante pouvait effacer la référence aux défunts. La tête tournée vers la fenêtre, il scrutait le ciel. Le soleil plongeait derrière la ville, et jetait sur la voûte des couleurs brûlantes. La chambre baignait dans un halo orangé. « Ils étaient... vous savez, non ? » Des Ombrageux. De ceux qui mentaient et trompaient sans vergogne, parce que leurs actions devaient demeurer d'inviolables secrets et que leur cause surpassait les natures honnêtes. « Avant aujourd'hui, je ne savais pas que... » Il lui jeta un regard en coin. « Je pensais qu'ils étaient... ici. Je suis désolé. Toutes mes- toutes mes condoléances. » acheva-t-il avec une sincérité touchante. Il l'observa à la dérobée. « Je suis vraiment désolé, je ne voulais pas... » Parler de ça ? Vous rappeler ce fait ? Vous causer de la peine ? Elle vivait avec ce fait et la peine qui allait avec. Désemparé, il esquissa un geste malhabile de la main, et n'ajouta rien.

HRP:

Revenir en haut Aller en bas
Alessandra de Marbrand
Alessandra de Marbrand

Fondatrice
Nombre de messages :
1156
Date d'inscription :
24/10/2012

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Lun 7 Mai - 12:16



ADHARA HOPKINS
— avancer et jamais reculer —

Elle n'aurait jamais cru pouvoir revenir ici avant aujourd'hui. Depuis ce jour, depuis qu'ils étaient morts, elle n'avait pas pu y retourner, pas même pour récupérer quelques affaires. Le premier jour, elle avait envoyé l'une de ses servantes collecter quelques vêtements avant de trouver refuge chez ses parents. La seconde fois, Elliott l'avait accompagné, mais elle n'avait pu passer le pied de la porte. Elle était alors restée, comme les fois qui suivirent, assise sur la marche devant la porte d'entrée. Rien n'avait changé depuis son départ, le lit, les chaises, les tables, tout était à la même place qu'auparavant. Il restait encore la veste, celle qu'elle avait enfilé quelques heures plus tôt, qui avait attendu sur son dossier quatre mois. L'endroit était resté comme figé dans le temps, un décor immuable qui se fichait bien de qui montait sur scène. Il lui semblait fouler un palais de souvenirs, alors que son doigt effleurait le bord d'un verre, l'image de son mari ce même verre à la main s'imposa à elle avec une telle vivacité qu'elle se souvint des mots qu'il disait à ce moment même, du bruit du verre alors qu'il le posait sur la table où il resterait des mois durant, collectant la poussière. Elle ferma les yeux un instant, savourant l'allégresse de ce souvenir. Elle aurait aimé être comme cet endroit, demeurer dans un entre-deux entre le passé et le présent. Seulement cela lui était impossible, elle ne pouvait qu'avancer, avancer et jamais reculer comme disait Edrick.

Une même scène, un même décor, un acteur différent, dix sept ans plus tard. Mais cette fois-ci, les acteurs improvisaient, s'écartant des lignes déjà écrites pour laisser courre à leurs propres émotions. Une ode au soi-même auquel aucun n'avait pu réellement s'y adonner, coincés dans les conventions de rôles qui ne leur convenaient pas. Une improvisation maladroite mais d'une profonde honnêteté pour cette tragédie sans spectateurs, une scène jouée rideaux baissées qui, pourtant, changerait le reste de cette pièce dont on ne suivait plus les lignes. Au diable les auteurs, ils n'étaient pas dans un spectacle de marionnettes ! « Merci » souffla-t-elle après qu'il assura qu'il ne la forcerait pas. Premier écart de script. Ils savaient tout deux ce que l'on attendait d'eux, se marier, faire des enfants, des enfants qui s'interposeraient en bouclier dans la rixe ancestrale de leurs parents. Et surtout, une protection pour la reine. Les pères sont moins enclins à partir à la guerre si un enfant les attend à la maison. Qu'elle aurait voulu que cela soit vrai pour elle ! Peut être que si Asher avait été plus jeune, Edrick ne serait jamais parti, et ils auraient survécu l'un comme l'autre ! Ou quand bien même Asher restait Asher, s'ils avaient eu d'autres enfants, s'ils avaient eu leur fille, peut être les choses auraient été différentes. Leur fille, à cette pensée son cœur se serra et ses doigts se serrèrent autour de ses bras croisés. Peut être était-ce sa faute, si elle avait accepté de ressayer, si elle avait fait ce qu'on attendait d'elle, peut être seraient-ils restés ce jour là. Peut être seraient-ils en vie. Peut être n'aurait-elle jamais fini là.

Elle releva doucement son regard vers lui tandis qu'il se détournait. Aucun d'eux n'arrivait à soutenir le regard de l'autre, cet inconnu à la nature insaisissable; lui qui s'était rebellé en jouant les nobles, elle qui avait toujours voulu se rebeller en s'extirpant de son rang mais qui n'avait jamais osé. Il tourna la tête, préférant le spectacle du crépuscule signant la fin de cette journée aux allures étrangères, ou bien simplement pour ne pas croiser son regard alors qu'il évoquât Edrick et Asher. Elle baissa la tête face à ces deux noms, face à la facilité avec laquelle il avait de les dire quand elle osait à peine les prononcer du bout des lèvres, mots interdits qu'on ne peut dire sans qu'une punition divine n'arrive. Et bien qu'il n'osait révéler pleinement le mot "ombrageux", il ne semblait pas avoir honte de les avoir compté parmi ses camarades. Elle aurait aimé, comme lui, pouvoir être fière de tout ce qu'ils avaient été, et pas seulement de ce qu'ils avaient laissé paraître. D'accepter ce qu'ils étaient plutôt que le repousser. « Plus ou moins » répondit-elle « Ils me l'ont avoué juste avant de partir combattre. » Un aveu soufflé à demi-mot, teinté de la honte d'avoir été écarté de cette vérité pendant dix sept ans. Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ? N'avait-elle pas été à la hauteur de cette vérité ? Et pourquoi finalement avoué à ce moment là ? Avait-il vu sa mort arriver ? Mais même, il avait choisi d'avouer plutôt qu'emporter ce secret dans la tombe.

Il s'empressa de s'excuser, avouant qu'il avait cru qu'ils étaient ici, sains et saufs, une douce utopie qu'elle aurait voulu partager. « Merci » murmura-t-elle face à ses condoléances alors qu'il commençait à s'excuser. « Ce n'est rien » Ses lèvres s'étirèrent dans un sourire poli. Elle observa ses mains, gênée, sûrement tout autant que lui. Elle s'éclaircit la gorge, « Vous connaissez ma sœur Seyrane... c'est l'une des leurs...euh vôtres ? » Ex-mari, fils, soeur, époux, les masques tombaient au fur et à mesure, dévoilant les vrais visages. Sauf elle, elle n'en avait pas.

Revenir en haut Aller en bas
Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Jeu 17 Mai - 23:42



Caliel Hopkins
— Hush hush, baby, nobody will break you. —

Derrière les rideaux pourpres, dans les coulisses des tragédies orchestrées par le pouvoir, des comédies se jouaient. Elles n'étaient pas foncièrement drôles ; elles étaient même tristes. La peine qu'elles éveillaient tordait si bien les travers qu'ils avaient toujours connus, mais qu'ils voyaient, avant tout, comme imposés par le nouvel ordre, qu'elles arrachaient nécessairement des sourires. Enfin, ils étaient un peu éclairés. Dans leur refus de ployer, ils cassaient les chaînes qu'ils avaient toujours supportées. Le mariage n'était plus qu'une vaste farce, un parangon de raison qu'ils subvertissaient pour le déplaisir des envahisseurs. Il n'y aurait ni consommation ni soumission ; les Témériens n'avaient fait que planter les graines d'une trahison, et quand ils croyaient maîtriser les pantins, ils ignoraient que ceux-ci, bientôt acteurs de leur destin, trancheraient leurs liens. La rébellion nimbait déjà leurs âmes.

Katharina avait pensé pouvoir l'écraser. Et Caliel se sentait démuni. Elle lui avait pris sa liberté, sa cause, sa famille. Pourtant, plus les heures passaient, plus il réalisait qu'il s'agissait de bonnes raisons d'agir. Rien n'arriverait aujourd'hui, et demain non plus, mais dans les mois et les semaines à venir... Elle l'avait transformé en chien, en bête obéissante, chargée de surveiller et rapporter, sous la menace d'une lame effilée ; pourtant, face à sa nouvelle épouse, que l'affront qu'on lui faisait révoltait, il songeait qu'il pourrait mener un double jeu. Jouer la comédie, raviver les espoirs. Finalement, bâtir les lendemains. Ces pensées n'étaient pas nettes, et bridées par une peur crispante ; cependant, la colère qui grondait en son cœur saurait, dans l'explosion de sa haine, briser la crainte et révéler le courage. Un jour... bientôt ? Il ne voulait pas baisser les bras ; il n'en avait jamais été question. Pas maintenant. Pas maintenant qu'il avait compris ses erreurs. Pas maintenant qu'il avait retrouvé sa vigueur - si vite volée. Les sacrifices avaient été trop grands. Pour lui ; pour tous. Edrick et Asher avaient sûrement aimé Adhara. Ils avaient dû l'aimer au point de vouloir lui crier la vérité. Ils n'avaient jamais pu. Sacrifice. Secret. Regret. Ils avaient laissé derrière eux une amertume doucereuse, pénible parce qu'elle semblait soutenir une traîtrise ; leur silence, dans les yeux de la femme, ouvrait une plaie qui déversait sa douleur.

Transpercé par la ronce de sa gêne, ornée des épines de son chagrin, il s'excusa. Elle sourit, un peu faussement ; il se racla la gorge, et se détourna à nouveau. Silence ; bruit d'œsophage qu'on réveille. Il pivota, un sourcil haussé, et la regarda à la dérobée. A sa question, il eut un très léger sourire et inclina la tête. « Seyrane ? Non. » Il hocha. « Ce n'est pas une Ombrageuse. » Du moins, pas à sa connaissance. Il avait raté bien des choses, en se perdant dans les volutes chamarrées du faste et des excès, mais il s'imaginait que, cela, il l'aurait su. Il était plutôt rare qu'une personne de noble naissance rejoignît leur cause - soit parce qu'elle ne la comprenait pas, soit parce que les Ombrageux se méfiaient d'elle, et ce plutôt à juste titre. Et puis, l'entrée de Seyrane aurait fait du bruit ; James n'aurait probablement pas tardé à faire valoir quelques revendications sur son corps, puisque la fin de son petit jeu dans la forêt, pensait Caliel, avait dû lui laisser une sensation d'inachevé frustrante. « Elle a le courage pour, ceci dit, mais, non. » Il se rappelait très bien de ce moment, et du calme et de la bravoure dont la jeune femme avait su faire preuve. Certaines seraient tombées en pâmoison, d'autres auraient hurlé. Pas Seyrane. Était-ce de famille ? Il détailla Ada, s'attardant un peu plus qu'auparavant. « En général, les Ombrageux sont des gens dont au moins l'un des parents est un rebelle, ou qui ont été recueillis par la Guilde lorsqu'ils étaient tout petits. C'est rare, que des gens de l'extérieur entrent. Vous comprenez aisément pourquoi... » L'espionnage. Menace charmante qui se déguise en aide à la perfection. Ils étaient d'une prudence démesurée. Avaient été... Un nœud ficela ses carotides et sa poitrine s'embrasa. Les braises n'étaient pas mortes. Pas encore. Elles ne le pouvaient pas.

Il parut soudain saisir l'ampleur de sa fatigue, car ses épaules se voûtèrent, et il tira un fauteuil - non sans jeter un coup d'œil vers son épouse pour vérifier que son geste ne gênait pas - dans lequel il se laissa tomber. « Votre famille vit ici depuis longtemps, non ? Je veux dire, dans l'Enclave. » Des De Larant, Caliel ne savait que ce qui se disait aux réceptions et dans les couloirs des vastes demeures. Les parents inspiraient le respect, et les enfants, quoi que tous appréciés, des sentiments parfois mitigés. Trop frivoles ou trop énigmatiques. Il avait oublié le reste. Il baissa les yeux sur ses pieds, releva la tête vers Ada. « Vous n'êtes pas obligée de répondre. » Il tentait de faire la conversation, pour détendre l'atmosphère, pour passer le temps, pour la rassurer, se rassurer aussi - il aurait sans doute pu se voir doter d'un fardeau plutôt que d'une femme -, néanmoins, elle préférait peut-être la sérénité d'un mutisme. « Vous pouvez dormir, je... je peux sortir, si vous voulez. Ils ne doivent plus attendre derrière la porte... » Il ne put empêcher un sourire mutin de courir sur ses lèvres. Si quelqu'un patientait, il devait bien s'exaspérer de n'entendre aucun soupir qui pût le délivrer de sa contrainte.

Revenir en haut Aller en bas
Alessandra de Marbrand
Alessandra de Marbrand

Fondatrice
Nombre de messages :
1156
Date d'inscription :
24/10/2012

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Sam 19 Jan - 23:12



ADHARA HOPKINS
...

Tant de personnes qui avaient été enfants en même temps qu'elle étaient déjà morts. Ils avaient disparu, emportés par la maladie, dans un accident, ou parce que quelqu'un avait répandu leur sang. Allyria, une amie d'enfance, s'était jetée d'une fenêtre, certains disent qu'elle attendait un bâtard d'une liaison, d'autres qu'elle ne supportait plus les violences de son mari. Vanessa, une de ses servantes, avait été emportée par la fièvre après avoir donné naissance à un enfant. Eileen, la femme qui l'avait éduquée, avait été renversé par une carriole. Arthur, dont elle avait été éprise dans sa jeunesse, avait été assassiné lors du banquet l'automne dernier. Rodrick, son beau frère, avait disparu du jour au lendemain, bien qu'Edrick n'est jamais voulu croire en sa mort, tout le monde le considérait comme tel. Eleana, morte en couche. Oncle Robert, assassiné. Genna, Kevan, Alysanne, Lorent... Et elle pouvait continuer, encore et encore. Elle pensait alors connaître la mort, et c'était le cas. Puis Edrick et Asher étaient partis, la main sur le fourreau de leurs épées, la tête embrumée par l'illusion d'une possible victoire, et ils n'étaient jamais revenus. Elle connu alors la mort sous un autre aspect. Nous ne connaissons la mort que de deux façons, par sa fréquence, ou par la proximité des personnes qui nous sont arrachées, songea-t-elle, ou les deux. Son regard s'attarda sur Caliel, pour lui la mort devait être une vieille amie. Elle se souvint de la première exécution qu'elle avait vu, alors qu'elle n'était qu'une enfant, celle d'un couple, les Hopkins. Etaient-ils liés ?

A sa question il esquissa un léger sourire et répondit que non, Seyrane n'était pas une rebelle, mais qu'elle en avait le courage. « Oui, elle l'a » probablement. Comment pouvait-elle savoir ? Autrefois elle aurait pu en être certaine. Puis les années avaient filé, la distance s'était creusée. A présent, elle ne savait plus rien d'elles, ses soeurs, ses parents. La seule famille avait qui elle était encore proche résidait en Eliott. Pour les autres elle n'était qu'une étrangère qui, jadis, eut porté leur nom. Elle n'était plus vraiment une De Larant, elle n'était plus une De Reyne, mais elle ne se sentait pas une Hopkins. Elle observa Caliel tirer un fauteuil avant de s'y laisser tomber. Comment pouvait-elle être une Hopkins, elle n'avait aucune idée de ce que cela signifiait. Ce nom sorti de nul part, aucune histoire, aucun blason, aucun rang, aucune devise, elle n'avait rien sur quoi s'appuyer à part l'homme en lui même.

Elle ne répondit pas de suite, lorsqu'il la questionna sur sa famille. Elle songeait à sa famille à lui, qui il était, qui il la faisait devenir. Face à son silence, il proposa de partir, de la laisser tranquille. Son estomac se serra. L'idée de rester seule dans ce palace de souvenirs la pétrifiait. Elle lança un regard vers l'étranger, malgré toutes les questions qu'elle se posait sur lui, sa simple présence la rassurait de son plus grand démon, la solitude. « Restez » souffla-t-elle, croisant les bras sur son torse, « s'il vous plaît » Il lui semblait qu'au moment où elle serait seule dans cette maison, fantômes et spectres viendraient la la tourmenter.

« Ma famille vit ici depuis plusieurs siècles » Elle esquissa un léger sourire, le portrait accroché dans la salle à manger familial lui revint à l'esprit « Elle a gagné ses titres lors du couronnement du Roi Parsel » Arthur de Larant, fondateur de leur maison, avait été commandant dans l'armée rebelle du Roi Parsel, premier Roi du Nord et l'un des plus grands héros de l'Histoire. « Mais cela n'a guère d'importance à présent, les maisons d'ici ne seront bientôt que des vassaux pour la noblesse témérienne » Elle s'assit sur le rebord du lit. « J'ai dû supplier pour pouvoir garder les terres de mon mari, et cette maison » avoua-t-elle avec amertume. Lorsque la ville fut prise, et les derniers héritiers De Reyne tombés, les titres et terres de la famille avaient été confisqués par la couronne. Adhara se demanda si c'était pour ça que leur reine l'avait choisi elle, pour épouser Caliel, pour la punir d'avoir eut l'affront de demander à récupérer ce qui était sien. « Et vous ? Les derniers Hopkins sont morts il y-a bien des années, et pourtant vous êtes là. » Elle chercha à croiser son regard, « Ils étaient de votre famille ou bien est-ce une coïncidence ? » A peine eut-elle achevé sa question qu'elle la regretta, elle secoua la tête, gênée. « Veuillez m'excuser, je ne devrais pas vous importuner ainsi. Je... désolée »

Revenir en haut Aller en bas
Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Jeu 28 Fév - 12:04



Caliel Hopkins
— I need somebody to heal my pain. —

Restez. Les yeux verts accrochèrent le regard mordoré. Il lançait comme un appel à l'aide muet ; le cœur de Caliel n'avait jamais su y demeurer de marbre. Il avait toujours faibli devant les vulnérabilités des autres ; faibli pour exercer sa force, donner son soutien, offrir son amour, sacrifier son temps. Il retint l'élan qui l'incitait à quitter la pièce et ramena son dos contre le fond du siège. Il garda le silence, les pupilles fixées sur l'un des accoudoirs, jusqu'à ce qu'elle reprît la parole. Alors, il redressa légèrement la tête et l'inclina, ses iris subtilement portés sur celle qui était désormais son épouse. Le Roi Parsel. Elle les ramenait bien des décennies en arrière. Néanmoins, il s'agissait d'une période de l'Histoire claire. Pour elle, pour lui, pour tous. Pour tous ceux qui étaient sortis des entrailles de la terre humide et avaient été modelés par le vent, la neige et les pierres grises. Pour tous les enfants du Nord. Pour tous ceux dont le palpitant battait dans de grands élans vivifiés. Pour tous ceux que l'humiliation témérienne révoltait. Pour tous ceux qui entendaient leurs âmes hurler leur colère et leur peine. Comme un écho à ses pensées, les paroles d'Adhara semblèrent résonner contre les murs - quand elles ne se répétaient que dans son esprit douloureux. Il avait haï les nobles - il les haïssait toujours -, cependant, il les préférait cent fois à Katharina et son armée. Ils étaient comme de vieux ennemis, que l'on apprend à aimer dans la haine partagée. Les Témériens n'avaient droit qu'à son mépris ; et il entendait la même amertume gronder dans la voix d'une femme qu'il aurait exécrée, jadis. Il se surprenait presque à envisager une alliance avec le sang honni. Avec la descendante de ceux qui lui avaient tout pris. Sa famille, ses amis, ses rêves, et même jusqu'à son intégrité. « Une bien Grande famille, alors... » Il saisit plus encore l'ironie de son sort.

Et vous ? Les yeux de l'Ombrageux s'allumèrent d'une nouvelle étincelle quand son cœur fit un bond dans sa poitrine. Les derniers Hopkins sont morts... Corps qui se tordent sous l'étreinte des cordes. Caliel revint des années en arrière. Un voyage-retour de plus de vingt ans. Rien n'avait changé : tout était aussi clair et limpide que le jour-même. C'était seulement lorsqu'il imaginait cette scène que la voix de sa mère se rappelait nettement à lui - il en avait le souvenir sans jamais pouvoir l'ouïr comme elle était. Affres de la mémoire. Il revoyait le visage déchiré de peine de son père, la haine imprégnée sur les traits de sa mère. Son discours enflammé, la gifle du bourreau, les paroles de l'exécuteur. La force de Caelan, la douceur de Susan, le soleil de Lara. Le goût de ses propres larmes ; et l'injustice, la colère, la tristesse, la haine, la peine, qui dansaient toutes ensemble une valse chaotique qui malmenait son cœur. Battez-vous. Les mots gravés dans ses chairs les plus internes.

Il ne regardait pas Adhara. Il n'y arrivait pas. Il fixait le sol, qu'il ne voyait plus très bien, qu'il voyait flou. Ce moment le hantait à chaque minute de sa vie ; il était bâtisseur et guide. Pourtant, paradoxalement, il essayait d'y penser le moins possible. Pour ne pas s'arracher de pleurs, pour ne pas se griffer la poitrine, pour ne pas se déchirer les entrailles. Certaines blessures ne disparaissent jamais tout à fait. Elles demeurent, orientent et influencent ceux qui n'ont pas su faire la paix avec elles. Caliel n'avait jamais réussi à mettre fin à sa guerre intérieure. Il était ravagé de tranchées et de saignées. Les deux mains agrippées aux accoudoirs, les jointures blanchies, les muscles contractés, il ne revint à la réalité qu'au son du désolée. Il ravala ses larmes et ses souvenirs. Il releva la tête, détacha ses avant-bras presque incrustés au fauteuil, entrelaça maladroitement ses doigts. Son regard, tari, se perdit encore. Ressaisis-toi. Bats-toi. Regagnant une maigre prestance, il parvint à planter son regard dans celui de sa femme et à déclarer : « Si vous parlez des deux Ombrageux exécutés en août 1281, ils étaient mes parents. » Il reprit rapidement : « J'avais un grand frère, aussi, mais il est mort quelques années plus tard. » Peine. Colère. Amertume. « Ne vous excusez pas. » Il se leva, incapable de rester assis plus longtemps, et alla se figer devant la fenêtre. Il regardait l'extérieur mais ne le voyait pas vraiment. « Certes, mes parents ont été tués par des gens de votre caste... » Il énonçait cela comme un simple fait, ne sachant pas tellement lui-même s'il lui en voulait, à elle, en tant que personne, ou non - peut-être avait-il fini par grandir et que le monde ne lui apparaissait plus si manichéen ? « ... mais puisque nous allons devoir vivre ensemble pendant un certain temps, je pense qu'il est mieux que nous soyons honnêtes l'un envers l'autre. » Il lui jeta un regard par-dessus son épaule, pour s'assurer de l'expression qui animait son visage. « De toute façon, c'est quelque chose que vous auriez fini par savoir. » Et il ne l'avait pas épargnée en évitant le sujet d'Edrick et Asher. Juste retour des choses ? L'homme se retourna tout à fait et appuya son bassin contre le rebord de la fenêtre. « J'imagine qu'on peut dire que vous avez un spécimen unique devant vous. » formula-t-il dans une tentative maladroite d'humour, un faux sourire plaqué aux coins des lèvres. Pour le meilleur ou pour le pire, il n'aurait su le dire. Il la dévisagea de longues secondes, avant de lâcher : « Je suis rassuré que vous ne soyez pas l'une de ses brebis silencieuses, en tout cas... » Devait-il s'en étonner, quand il connaissait sa cadette, Seyrane ?

Revenir en haut Aller en bas
Alessandra de Marbrand
Alessandra de Marbrand

Fondatrice
Nombre de messages :
1156
Date d'inscription :
24/10/2012

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Lun 22 Avr - 19:18




adhara hopkins

Peines partagées



Cet homme avançait depuis toujours avec un poignard invisible enfoncé dans la poitrine, il avait beau tenter de le cacher, quelque chose était brisé en lui, creusant un fossé que rien ne pourrait empêcher de s'approfondir. Elle se trouva sotte d'avoir emmené un tel sujet sur la table, juste après lui avoir demandé de rester avec elle cette nuit. Alors qu'il venait d'accepter de ne pas l'abandonner à la tourmente de ces propres fantômes elle s'était empressée d'attraper ce poignard invisible et de le remuer dans la plaie. Son père n'avait finalement pas eu si tort de la sermonner maintes et maintes fois sur le fait d'apprendre à tenir sa langue, avec le temps elle avait su acquérir une certaine contenance pourtant encore trop maigre pour ce monde. Langue de vipère, brutale honnêteté, manque de tenue, beaucoup s'amusaient à trouver des qualificatifs face aux paroles de la jeune femme afin de mieux éviter de répondre à ces interrogations. Mais pas cette fois ci. Relevant ses yeux du sol qu'il fixait depuis quelques instants, Caliel planta son regard dans celui de sa nouvelle épouse et, contrairement à beaucoup d'hommes avant lui face aux questions de sa femme, il lui répondit. C'étaient bien eux, les parents de son mari, ses beaux-parents. Jim et Lyanna Hopkins, - ou plutôt les deux corps valsant la corde au cou pour égayer un public misérable dont elle n'avait qu'un vague souvenir - ainsi que cet autre frère, venaient de s'ajouter à sa famille. Ils n'étaient plus là mais elle apprendrait à les connaître, ou au moins à ne pas souiller leur mémoire par maladresse. Elle se perdit un instant dans ses pensées, se demandant ce qu'ils auraient pensé de leur fils dans cette situation s'ils avaient été là. Sûrement n'y aurait-il jamais eu de mariage. Des souvenirs lointains qu'elle avait de ce jour à présent maudit, elle gardait l'image de Lyanna. Elle n'était qu'une enfant à l'époque, une enfant à qui l'on avait dit que cette femme sur l'estrade était une traîtresse et une assassine, et pourtant elle avait été émerveillée par sa force. La mère se serait sûrement levée, disant tout haut ce que pensait les autres tout bas, et aurait fait arrêter la cérémonie avant sa fin. Elle se demanda alors qui aurait fait ça pour elle. Certainement pas ses parents, eux avaient été là et avaient assisté à la scène dans le plus grand des silences, ses sœurs et son frère aussi. Son fils, s'il avait été là, se serait sûrement indigné, mais aurait-il fait quelque chose ? Edrick, s'il avait été vivant, caché quelque part, serait-il venu à son secours ? Elle aimerait pouvoir le savoir pour l'avoir vécu, mais ils n'étaient plus que des fantômes, comme Jim, Lyanna et ce frère. Finalement, elle n'était pas si différente, elle aussi avançait un poignard invisible dans la poitrine.

Il se leva et lui tourna le dos, regardant par la fenêtre tandis qu'il évoquait le fait d'être honnête l'un envers l'autre. Elle baissa le regard. Honnête, elle l'avait été, et dix-sept ans de mensonges furent sa récompense. Finalement, il se retourna vers elle, ironisant sur le fait d'être un spécimen unique. Elle pouvait voir qu'au travers de ce faux sourire le poignard enfoncé dans son cœur avait été remué par leur discussion et qu'il était, au fond, meurtri. Elle esquissa un sourire « Ça ne me dérange pas » avança-t-elle. Cela ne la dérangeait pas qu'il soit un spécimen assez unique, le fils de deux traîtres aux yeux des siens, un ancien rebelle, un ombrageux. « Ce sera toujours mieux qu'un de ces hommes de l'Autre-Terre » ironisa-t-elle. Si certains nobles se retrouvaient unis à leur ancien ennemi, d'autres avaient moins de chance et se retrouvaient à partager la couche des envahisseurs. Malgré leur différence, ancien rebelle et noble de naissance partageaient certaines choses, portaient des valeurs communes. Ils avaient, eux aussi, été bercé des mêmes histoires, avaient chanté les chansons issus d'un passé commun; La Ballade des Pendus, La Reine Brisée, Le Petit-Prince, La Belle Volée, Un Printemps en Hiver et tant d'autres. La Ballade des Petits gens était sûrement la dernière qu'ils eurent en commun. La plupart des siens s'accordaient que l'existence des rebelles remontait  au Soulèvement. La chanson contait d'ailleurs l'indignation de certains gens qui décidèrent de quitter la ville et dont personne n'entendit plus jamais, pas même dans les villes voisines. A l'Enclave, ils se disaient que c'étaient eux, ces indignés qui sont partis, qui avaient fondé l'Ordre des Ombres. Plusieurs siècles d'histoires leurs étaient communes. Leurs ancêtres avaient vécu ensemble, mangé ensemble, couché ensemble, combattu ensemble. Un siècle et un an, un siècle et un an séparait ces deux branches de l'histoire, ce n'était rien par rapport à tout ce qu'ils avaient vécus ensemble. Alors que ces étrangers de l'Autre-Terre n'avait quoi, que quatre mois, quatre mois à Vivendale ne vaudrait jamais les milliers d'années d'histoire commune qu'ils partageaient.

Finalement, il fit part de son soulagement sur elle, ou plutôt sur ce qu'elle était, qu'elle n'était pas l'une de ces brebis silencieuses. A ses mots, elle laissa échapper un sourire arraché par un rire silencieux. « Vous devriez dire ça à mon père, elle se demanda s'il pensait toujours d'elle comme d'une enfant naïve à la langue trop pendue. Elle ne le saurait sûrement jamais, le père de Larant aimait ses enfants, pour sûr, mais quand il s'agissait de sa fille aînée les mots d'amour finissaient en reproches. Il est tellement préoccupé à être bien vu que le moindre mot de travers sonne comme une trahison pour lui » Elle fit face à son mari, s'imaginant ce que penserait le patriarche si les deux hommes venaient à se rencontrer. Ce ne sera pas triste, pensa-t-elle. Ce jour viendrait, bien plus tôt qu'elle ne l'imaginerait. « Vous savez, il ne vous aimera pas » Ses doigts vinrent jouer avec l'anneau autour de son doigt. « Mon frère, quant à lui, n'aimait pas vraiment Edrick, elle esquissa un sourire, se rappelant de toutes les fois où il avait qualifié son beau frère d'idiot. Il est plutôt protecteur envers moi. Mes soeurs, elles, je serais surprise que Dahlia ne tente pas de vous ramener dans son lit. Pour ce qui est de Seyrane, je ne sais pas comment vous vous connaissez mais je pense qu'elle vous appréciera. Elle n'est pas du genre brebis silencieuse, encore moins que moi, mais je ne vous apprends rien » Elle détailla le jeune homme, serait-il aussi honnête sur son passé face à sa belle famille ? « En tout cas sachez que même si cela viendraient à déranger certains membres de ma famille... votre passé, ça ne me dérange pas, et je vous défendrais, et sûrement Seyrane aussi. » ajouta-t-elle avec un sourire.

Revenir en haut Aller en bas
Dezbaa
Dezbaa

Expié de talent
Nombre de messages :
414
Date d'inscription :
03/04/2015

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Jeu 25 Avr - 9:46



Caliel Hopkins
— Un pont entre ciel et terre. —

Elle avait raison. Leur situation aurait pu être pire. Chacun aurait pu se retrouver marié à l'un des envahisseurs. Il repensa à cette Freyja, la femme de la prison, son mépris et ses moqueries ; si bien que les poils de ses bras se hérissèrent. Il l'aurait étranglée, si elle ne l'avait pas tué avant. Elle correspondait tant à l'image qu'il se faisait des Témériens ! Et peu importait que certains échappassent à cette représentation. Leur reine et leurs généraux n'avaient pas d'âme. L'entité politique couvrait toutes leurs individualités, au point que l'Ombrageux ne nourrissait pour eux qu'une haine féroce. Une haine que la souveraine s'était empressée d'enchaîner. Espion, espion... Il l'était depuis longtemps, mais pour une cause qu'il estimait noble et juste. Désormais, il n'était que le chien de cette putain, et l'idée d'aider à asseoir son pouvoir lui rongeait la conscience. Il aurait voulu hurler, cependant, la muselière était bien serrée. Alors, comme souvent, il restait silencieux. Il ne disait mot quand il demandait l'honnêteté... pour ce nouveau pan de sa vie, il devait omettre et mentir, pour elle comme pour lui.
Un demi-sourire étira ses lèvres lorsque Adhara décrivit son père. Il retint la réflexion qui bordait son esprit : c'est normal, c'est un noble, ils veulent toujours tout contrôler et paraître blancs comme neige, ils ne sont qu'artifices, ils ne connaissent pas le naturel, ils exècrent l'authenticité. Aussi, Caliel ne fut absolument pas surpris quand elle annonça qu'il ne l'aimerait pas. Pour les Grands, il n'était qu'une souillure. Un terroriste, un monstre, un paria, un ennemi. Un traître, pour ceux qui l'avaient connu dans l'intimité de l'Enclave, et que la victoire témérienne avait révélé à leurs yeux. « Ça ne m'étonne pas. » répondit-il avec un regard entendu. Il ne promettait pas de l'apprécier non plus. Il ne comptait pas faire de vagues. Toutefois, il n'accepterait certainement pas d'être traité comme un moins que rien — la soumission aux Témériens lui suffisait amplement. Trop, même. Il rêvait déjà, avec un empressement et une amertume brûlants, du jour où il s'en absoudrait. Néanmoins, il n'eut pas le temps de se noyer dans ses songes, puisque son épouse s'empressait de donner quelques informations sur sa belle famille. Il écouta.

Ils se rappelaient de leurs visages fermés, le jour de leur union. Comment offrir une autre expression ? Il était un rebelle ; et l'ombre d'Edrick le précédait, quoi qu'il fût tout aussi méprisable, finalement. L'homme se questionna : le frère lui vouerait-il une inimitié semblable à celle qu'il avait pour le défunt mari ? Quant aux sœurs... Il haussa des sourcils surpris à la remarque sur Dahlia et eut un rire gêné. « Dans son lit ? » répéta-t-il, hébété, en se passant machinalement une main sur la nuque. Il n'aurait jamais imaginé qu'une jeune femme de bonne famille agît ainsi, encore moins que son aînée l'énonce si clairement, et d'autant moins que sa condition d'Ombrageux marié n'aurait que renforcer le scandale. Le regard de la brune semblait vouloir le sonder. Toujours troublé, il balbutia, pris d'un soudain besoin de se justifier : « Je ne suis pas, je n'ai pas... je ne vais pas. Enfin... j'ai juré. Juré fidélité et je... enfin, je compte m'y tenir, vous savez. » S'il y avait bien deux choses dont il pouvait être certain, c'était sa loyauté et sa fidélité — s'il trahissait, il ne le faisait jamais en connaissance de cause. Il lui avait fallu un choc — la guerre et ses morts — pour se rendre compte qu'il avait abandonné la Guilde ; et sa repentance se poursuivait, ses remords ne désertaient pas. Il se voulait homme d'honneur — c'était son idéal. Le chemin pour l'atteindre se dessinait peu à peu, long et escarpé, cependant, il n'était pas impossible à suivre. Sa prédisposition à la droiture de l'âme l'y aiderait. « Sauf si vous voulez convenir d'un autre accord. » Il se rappelait les mots qu'il avait dit à Romane. C'était il y a longtemps. « Mais jamais j-je n'irai auprès de votre sœur, évidemment, ni l'une ni l'autre d'ailleurs ! Je veux dire, elles sont très belles toutes les deux, et certainement très intéressantes, ne vous méprenez pas, mais je, enfin... Bref. » Il se passa une main sur la figure. Il espérait qu'elle avait compris. Dans son accablant malaise, le sang comme un sauvage à ses tempes, Caliel tenta de poursuivre la conversation et de reprendre un peu d'aplomb : « Oui, oui, c'est sûr, Seyrane n'est pas du genre à se laisser faire. C'est admirable, d'ailleurs, dans une telle société, qui... Enfin, vous voyez. » Il s'arrêta pour ne pas s'empêtrer dans une tirade agitée qui pourrait l'inquiéter ou la fâcher — sa flamme révolutionnaire flambait, cependant il demeurait incertain quant à la façon de l'utiliser, auprès de qui et dans quelles circonstances. Quoi que Adhara ne semblât pas hostile à toutes ses idées, il gardait à l'esprit que les Humains ne sont pas des amants du changement ; ils lui préfèrent le confort de leurs habitudes, quand bien même elles peuvent être néfastes. Brutalement, la dernière phrase de sa femme lui revint. « Et ne vous sentez pas l'obligation de défendre mon passé, surtout si cela doit vous opposer à votre famille. Ce n'est pas grave. J'ai vécu dans l'Enclave pendant des années, je connais un peu les mentalités. » Un peu trop. « J'ai d'ailleurs déjà croisé vos pairs à des soirées, si je me rappelle bien. Ceci dit, je n'ai jamais vraiment pris le temps de discuter avec eux. A part Seyrane, du coup. Mais ce n'était pas lors d'une soirée, et... elle vous a déjà raconté ? » se demanda-t-il avec une expression curieuse. La lumière des bougies jouaient sur le visage de la jeune femme, y projetant ombres et chimères. Il se rendit alors compte que le soleil s'était laissé happer par la nuit, et s'empressa d'ajouter : « Ou peut-être que vous préférez dormir ? »

Revenir en haut Aller en bas
Alessandra de Marbrand
Alessandra de Marbrand

Fondatrice
Nombre de messages :
1156
Date d'inscription :
24/10/2012

Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty
Mer 25 Mar - 23:31



adhara hopkins

― ceux qui partent et ceux qui restent ―



L'incertitude lui sautait au visage alors que la nuit commençait à tirer son voile sur eux. La nuit qui tombe, le jour qui meurt, la ville qui s'endort, tant de choses qu'elle avait autrefois aimé et qui, à présent, lui faisait peur. Car toutes signifiaient une même chose : l'arrivée d'un autre jour. Mais de quoi serait fait ce lendemain, et les jours d'après ? Elle ne savait pas, et c'était ça, de ne pas savoir, qu'elle avait vraiment peur. Ce sont les choses qu'on ne connaît pas qui nous font peur, et plus on sait de choses moins on a peur. Mais lorsqu'il s'agit du lendemain, personne ne sait, ce qui est d'autant plus terrifiant. Elle aurait voulu pouvoir rester blottie dans la nostalgie insupportable d'un passé irrécupérable, car la douleur de voir ces bons moments n'êtres que lointains restait plus douce que ce qui l'attendait en ce lendemain incertain. Et puis, ce qu'ils tentaient de construire entre eux - elle ne savait comment l'appeler - était d'un équilibre de cristal, l'élégance du respect et de l'empathie sur lesquels se fondaient leurs échanges était aussi d'une grande fragilité, susceptible de se briser au moindre choc.

Bien que n'étant pas proche de sa sœur cadette, elle n'avait pas voulu salir son nom en divulguant ses mœurs légères et regretta aussitôt ses dires lorsqu'elle s'aperçut de la gêne qu'engendra sa remarque. Si elle avait pu, elle aurait volontiers ravalé ses mots pour quelque chose de plus lisse, moins réaliste. Mais elle ne pouvait pas, et fut forcé de voir l'embarras dans lequel elle avait laissé Caliel en disant de telles choses. Il se sentit contraint de se justifier, rappelant qu'il lui avait promis fidélité, et qu'il comptait tenir sa promesse. Lors de son précédant mariage, son mari avait eu au moins deux liaisons avérées, et elle avait longtemps soupçonné une troisième femme d'être son amante, depuis elle s'était résignée de compter sur la fidélité de l'homme avec qui elle partagerait sa vie. Lorsqu'il dit vouloir se tenir à cette promesse, elle ne sut quoi dire, jamais on ne lui avait promis une telle chose avant, jamais de façon sincère. Et puis il lui proposa la possibilité d'un autre accord, moins contraignant pensait-il peut être. « Comme vous voulez » Elle secoua la tête. Non pas comme ça. « J-Je n'irais pas auprès d'autres, mais vous, vous pouvez faire comme vous voulez » Elle croisa les bras contre sa poitrine. « Vous ne devriez pas vous priver de quoi que se soit à cause de moi » s'empressa-t-elle d'ajouter d'une voix qui commençait à devenir tremblotante. Au même moment, Caliel s'empressa de nier toutes possibilités qu'il soit impliqué d'une manière ou d'une autre avec l'une de ses sœurs avant de reprendre sur Seyrane mais, là encore, il sembla s'empêtrer dans ses dires ce qui, malgré elle, la fit sourire. « Je vois » Comme pour Dahlia, elle n'était pas spécialement proche de Seyrane. Enfants, elles avaient su être proches toutes les trois, puis elle avait dû partir, laissant ses deux sœurs grandir sans elle. Lorsque, les premiers mois, elle revenait les voir, elle était enceinte et ne pouvait bientôt plus les suivre dans leurs jeux d'enfants, et lorsqu'elle eut son fils, et ne pu alors plus leur consacrer de temps, le lien se brisa, à jamais.

Avoir dû se marier avait altéré ses relations avec ses proches de bien des manières. Elle n'avait jamais vraiment pardonné à son père pour la manière dont cela s'était passé, il l'avait utilisé pour se sauver de sa propre ruine. Avec sa mère, leurs échanges déjà sporadiques le devinrent encore plus, et puis elle lui en voulait de n'avoir jamais pris partie pour elle dans toutes les disputes qu'elle avait eu avec son père, elle les avait regardé faire, père et fille, se livrer aux armes des mots avec acharnement au fil des années, et jamais elle n'était intervenu pour autre chose que défendre le point de vue de son époux alors que lorsqu'il s'agissait de ses autres enfants, elle intercédait toujours en leur faveur. Finalement, elle les avait tous repoussé, tous sauf son frère, il y-avait quelque chose d'indéfinissable entre eux, né dans la confusion de leur enfance, elle pouvait compter sur lui, et lui sur elle, toujours. Lui et elle contre les autres, lui et elle contre le monde.

Il était évident pour elle que ses proches s'en prendraient à Caliel pour ce qu'il représentait, un scandale. Il s'était révélé un traître, un menteur, un ennemi, et alors que son masque était tombé, il revenait parmi eux au bras de l'une d'entre eux, voilà ce que penserait tous les autres quand la nouvelle commencerait à se faire savoir, ce qui jetterait l’opprobre sur leur famille. Mais elle avait dit qu'elle le défendrait, et elle le ferait. « Oh, vous savez, ils sont habitués à ce que je ne sois pas en accord avec eux, c'est le contraire qui les étonneraient » Et c'était le cas depuis qu'elle était gamine. « Non, elle ne m'a jamais raconté » Elle haussa les épaules, les lèvres pincées, cherchant ses mots. « J-je ne suis pas très proche d'elle, nous ne nous voyons que rarement, et jamais seules » Elle attrapa un chandelier sur coupelle et le sépara de sa bougie qu'elle vint placer au dessus d'une flamme « Mais racontez-moi » Elle replaça la bougie dans son socle et posa le chandelier sur la table de chevet avant de s'asseoir sur le lit « J'ai envie de savoir. »



Spoiler:
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé


Un chant mystérieux tombe des astres d'or (A. Rimbaud, Ophélie) Empty

Revenir en haut Aller en bas

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
  :: 
- vivendale -
 :: 
quartiers riches
 :: 
les habitations
-