Tout commence par un fil. Mieux, tout ne tient qu’à un fil. C’est lui. Lui, ce fil d’argent qu’elle crache et qu’elle tisse, fruit divin de son sein qu’elle emmêle, torsade savamment et entrelace, telle une ballerine exécutant mille entrechats. Lui, il n’est que pureté cristalline, force diamantine. Elle, en architecte passionnée, met tant d’ardeur à la tâche qu’elle ne compte plus les heures, les minutes, les secondes. Tout s’additionne, et sa toile prend peu à peu forme humaine. Elle est un monstre à son échelle, auréolée de cette puissance nouvelle aux éclats acérés, dotée de cette arme blanche dont le mortel n’a d’égal que la beauté. […] Alors, enfin satisfaite, elle contemple son œuvre, puis se trémousse aux tréfonds de ce nouveau puit et tombeau, et, ainsi dissimulée à leurs yeux, attend silencieuse.

Par la suite s’enchaine la chorégraphie, l’enchainant à son partenaire. C’est sans son consentement qu’elle l’emprisonne, faisant promener sur son corps rachitique ses huit mains doucereuses à la caresse anesthésiante, venimeuse. Entre ses bras puissants et dominants, le voyageur ailé s’endormira sagement, d’un sommeil lourd dont les rêves ont été chassés, abolis pour ne pas troubler ce repos éternel, ce coma provoqué par la volonté de sa maitresse. Mais alors qu’elle le tient si étroitement enlacé, presque tendre dans ses attitudes quand, amoureuse, elle appose à son front le baiser mortel, cette fille d’Arachné voit son petit confort perturbé.

Lacéré, malmené, le filet, sectionné à quatre de ses extrémités, se recroqueville et ploie sous son propre poids. La proie inerte et morte l’entraine dans la chute, aspirant aux ténèbres, fondant vers l’abime. Paniquée, elle se rétracte, protégeant ses arrières quitte à abandonner là son dessert. Mais alors qu’elle s’élance dans cette course ayant sa vie pour enjeux, ses pates sont brutalement arrachées à la toile. Comprimée entre deux pinces d’os et de chair, elle suffoque, prise au piège. Et le manège machiavélique se met en branle.


Entre les doigts de la brune, une araignée nuit au velours soyeux gesticule, s’articule. Dans son désir de fuite, ses mandibules s’agrippent aux extrémités porcelaines de Lorna, lui arrachant un sourire ampli d’amertume. Empoisonnée par ce trop-plein d’arrogance, l’empoisonneuse sait qu’elle rendra coup sur coup, savourant la symbolique de cet instant prenant des airs de lâche victoire. Revêche, à présent le manège se presse et s’empresse.

Contorsionnée de spasmes, la tarentule se raidit avant de se débattre de plus belle, compensant la perte soudaine de son membre antérieur droit par un regain de virulence, une alliance de violences. Mais à peine eut elle le temps de se remettre de ses émotions et de mesurer l’importance de sa blessure qu’une autre patte lui fut ôtée sans scrupules.

C’est extatique que la brune contemplait les souffrances de l’insecte sans défense, de cette artiste déséquilibrée dans ses pas de danse. Alors qu’elle ne pouvait plus supporter le poids de son propre corps, elle la déposa délicatement sur la table de bois lui faisant face, admirant ses tentatives désespérées à se mouvoir, à se trainer. Liberté toxique et intoxiquée. A l’agonie, elle se sentait vidée de corps et d’esprit, et déconfite attendait un coup de grâce qui tardait à son gout à venir.


Calmement, Lorna se saisit alors de l’abdomen de la bestiole sur lequel une pâte, une seule subsistait, puis, changeant méticuleusement la configuration de ses doigts pales afin de n’avoir que cette dernière en main, porta le tout à ses lèvres entrouvertes. Ses dents, se saisissant de la tête, la détachèrent du corps dans une section parfaite. Elle mâcha lentement, faisant crisser sous ses canines le moindre ossement de sa face mutilée. Lorsqu’elle s’attaqua à son plat de résistance, un liquide noirâtre s’échappa du tronc pour couler le long de la commissure de ses lèvres. Elle soupira lentement. De l’ancienne usine à poison ne restaient plus que les huit membres recourbés, parfaitement alignés sur son plan de travail.


Ainsi s’en était allée la liberté de Vivendale et la domination supposée invulnérable des Trois. Caillé, noirci mais présent, le sang versé pourrait en témoigner, si doué de parole il avait été. Dans ce monde ci où vice et légalité ne formaient qu’une seule et même palabre, qui succombait à ses scrupules succomberait tôt ou tard. En véritable Reine, jamais elle ne pourrait tomber. Jamais elle ne pourrait sombrer.