Elles se regardaient dans le blanc des yeux, l’une et l’autre sur leurs gardes et toutes deux attendant que celle d’en face cède la première. Elles se dévisageaient avec un regard presque mauvais. Leurs corps, calmes et posés étaient aux antipodes de leurs pensées déchaînées et impatientes. La tension, palpable, montait d’un cran à chaque seconde. Leurs souffles s’accéléraient et elles commençaient déjà à trépigner intérieurement. Pourtant elles avaient la même imperturbabilité, le même don pour faire preuve de sang-froid. L’esprit de compétition était à paroxysme, toutes deux voulaient gagner. Ce n’était pas tous les jours que se présentait une telle occasion. Elles n’étaient plus dans la même équipe, elles étaient en quelques secondes devenues des concurrentes.
Impuissant l’homme assistait à la scène. Il avait libéré chez ses filles leurs côtés sauvages et compétitifs. A cet instant, il n’avait aucune idée des conséquences de son action.
Caitlin se tenait droite comme un i. On sentait la raideur de son dos et la tension dans sa nuque. Son visage fermé, ne laissait ressurgir que l'aigreur et l’envie.
Juliet avait la tête légèrement penchée sur le côté, le corps détendu et quelques mèches rebelles échappaient à son chignon.
Elles n’auraient pu être plus différentes. Tandis que l’une était stricte envers elle-même, franche et décidée ; l’autre acceptait sa vie comme elle venait et se contentait de respecter les règles du paraître tout en les contournant dans son esprit. La première était rébellion et démonstration, la seconde finesse et coups-fourrés. A croire que les gênes des Perkins étaient maudis. Deux filles indomptables, misère ! Lui qui avait toujours voulu un fils, s’était vu devenir père d’héritières plus sauvage l’une que l’autre.
A l’époque, elles se disputaient pour un rien. Aujourd’hui elles semblaient conciliantes et réconciliées : des paroles mielleuses, des gestes doucereux. En surface les sœurs Perkins étaient charmantes mais leur père ignorait tout de leur petit manège...
Bien qu’elles semblaient faussement amies, elles étaient en réalité très liées. Elles jouaient un rôle de sœurs taquines et distantes, sûrement pour rendre la vie moins platonique. Proches et complices, elles se comprenaient bien mieux qu’elles ne le laissaient croire. Pourquoi tant de mystère à propos d’une relation fraternelle? Allez savoir… Rendre compliqué les choses était tellement plus intéressant. Mener en bateau leur entourage était presque exaltant, comme si elles cherchaient à garder leur complicité pour elles deux, ne jamais la dévoiler aux autres pour mieux en profiter.
Caitlin et Juliet avaient beau être contraires, leurs différences les rapprochaient. Et même si elles ne se ressemblaient pas vraiment, elles partageaient quelques points communs comme leur force de caractère, leur volonté inébranlable et leur don pour aller jusqu’au bout des choses. Passionnées, audacieuses et confiantes.
En ce jour, leur amitié était mise à l’épreuve. Leur père venait de proposer une excursion pour le moins inattendue. Il avait eu vent d’un marchand ambulant à l’extérieur du mur qui proposait toutes sortes d’étoffes rares et de provisions exotiques. Saisissant l’occasion en bon représentant de ses boutiques qu’il était, l’homme se préparait pour la petite escapade. Il offrait à l’une des deux de l’accompagner, et puisqu’une seule place restait dans la voiture, les jeunes filles devaient se départager.
« Pourquoi Caitlin irait-elle ? Cette fois c’est à moi de profiter d’un voyage, vous ne m’emmenez jamais ! » S’exclamait la première.
« Et pour cause, Juliet est plus jeune, moins responsable. Cette virée ne lui apportera rien. Je suis en âge de me marier, il est temps pour moi de voir le monde. » Renchérissait l’autre.
Toutes deux avaient de bons arguments et de bonnes idées. Elles n’en restèrent pas là bien sûr mais les blablatages et débats de deux adolescentes jalouses ne nous avancent pas dans notre histoire.
Toujours voulant avoir le dernier mot, leurs complaintes et supplications furent vite suivies par chantage et manipulation.
Il céda à la plus jeune.
Juliet eut ainsi le privilège de quitter Vivendale pour la journée. Ces sorties ne se présentaient que rarement, leur père préférait éviter qu'elles ne découvrent le monde extérieur, de peur qu'elles ne le trouvent plus intéressant et ne soient tentées d'aller le visiter par elles-mêmes.
La brunette était aux anges. Elle préparait une tenue légère et pratique en prévision du beau temps même si c’était à peu près le genre de tous ses vêtements. Elle s'imaginait dans la voiture familiale à regarder défiler le paysage par l'encadrement de la petite fenêtre. Elle adorait ces ballades paisibles où elle pouvait profiter du soleil. Pourtant cette journée qu’elle pensait plutôt ordinaire allait se révéler bien plus palpitante que prévu.
* * *
Ils passèrent le mur. A l’entrée de Vivendale étaient attroupés des dizaines de marchands venant d’autres Terres. Juliet avait toujours été fascinée par leurs objets précieux, leurs fruits exotiques et leurs tissus de coton. Elle se faisait une joie de passer la matinée à découvrir de nouveaux objets. Ils descendirent de la voiture pour ensuite zigzaguer dans les rangées du marché. Juliet s’émerveillait des richesses que possédaient ces étrangers, elle regardait les étalages avec des yeux grands ouverts pour ne pas en rater une miette. Les marchands ambulants étaient très appréciés à Vivendale. Les villageois pouvaient rarement s'offrir autant de choses que les nobles qui eux, passaient la journée à faire le tour des étales et à acheter toutes sortes de denrées, matières rares ou colifichets. Bientôt ils trouvèrent le forain qui les intéressait. Le père Perkins décida d’y aller seul, congédiant sa fille.
«Ne t’éloignes pas trop. » Il lui tendit quelques billets pour satisfaire ses envies. Et elle ne se fit pas prier pour filer comme le vent et disparaître parmi les emplacements garnis.
Respirer les parfums d'épices était sûrement son jeu préféré. Elle inspirait doucement et tentait de deviner le nom sans lire les écriteaux. Après cela elle faisait un tour côté tissus et touchaient toutes les étoffes pour trouver la plus douce.
Elle sillonnait les allées quand son regard fut irrémédiablement attiré par une curieuse petite boîte. Elle se pencha pour la détailler. Orné de coquillages des Terres du littoral, le joli coffret semblait renfermer des trésors cachés.
«Tout à fait ravissant. » Une femme à ses côtés observait la même pièce qu’elle.
« N’est-ce pas ? » Juliet lui sourit.
L’inconnue devait avoir un peu moins d’une quarantaine d’années. Blonde, les cheveux relevés, un regard strict et fier, elle était de toute évidence de Vivendale. Vêtue d’une robe richement décorée et de magnifiques bijoux, elle dégageait une certaine assurance. Tout son être lui disait de se méfier, cette noble inspirait le respect et la brunette était quasiment certaine qu’elle maîtrisaità la perfection l’art de l’intimidation. Juliet était tout sauf effrayée et releva le menton pour lui faire face. La riche privilégiée eut un sourire intrigué puis se tourna vers le marchand.
«Je vais prendre cet écrin. » Lorsque celui-ci fut en sa position, la femme se tourna vers Juliet en le tendant le paquet.
« Pour vous. » La jeune fille accepta le présent tout en restant sur ses gardes.
«C’est extrêmement généreux Madame. »«Il serait malhonnête de ma part de dire que ce geste est désintéressé. » Ce fut au tour de l’adolescente d’avoir un air confiant. Elle le savait, elle l’avait deviné à l’instant où cette femme l’avait approchée. Elle feignit la surprise.
«Marchons un moment, voulez-vous. » La blonde lui prit le bras et l’entraîna dans les allées.
« J’ai une proposition à vous faire Juliet et si vous l’acceptez vous pourrez avoir bien plus que ce simple coffret. » Qu’elle sache son nom ne l’étonna en rien. Elle était puissante et influente et Juliet l'avait cernée en quelques secondes. Pourtant elle fut tout sauf inquiète, piquée dans sa curiosité elle s'engagea dans un jeu bien dangereux.
« Je suis toute ouïe Madame. »« Voyons ma chère, appelez-moi Julianne. »