Dans les quartiers de l'Enclave, au détour d'une ruelle, que se passerait-il si deux anciennes connaissances se retrouvaient à nouveau ? Cela pourrait être une rencontre surprenante et étonnante. Un passé et un lien unissent ces deux ombrageux infiltrés qui ignorent encore bien des secrets. Dunya est parmi les nobles depuis plusieurs semaines, et se rend dans un quartier à la recherche d'informations concernant l'arrivée imminente des Etrangers. Quand elle croise soudainement un visage familier.

© Fiche par Hailey J. Kingston pour Expiation exclusivement

La foule commençait à s'amplifier et à zigzaguer dans les rues de Vivendale. En plein milieu d'un après-midi ensoleillé, la jeune femme traînait dans les riches quartiers à la recherche d'informations supplémentaires concernant les Étrangers, ainsi que de continuer son petit manège dans la peau d'une Noble légèrement niaise et insouciante. Être un Ombrageux infiltré n'était pas facile tous les jours. Malgré tout, elle pouvait tout de même profiter des avantages que la noblesse apportait, notamment les vêtements de haute qualité et les nombreuses réceptions grandioses et souvent bondées de monde. D'ailleurs, elle allait assister pour la première fois à l'une d'entre elle, afin de faire connaissance et de se mélanger parmi cet aisé petit morceau de société. Les gens fortunés passaient leur temps à s'amuser et à s'empiffrer de nourriture et de boissons en tout genre. Bien que cela n'était pas aussi désagréable que c'en avait l'air, l'Ombrageuse avait saisi l'opportunité afin d'en apprendre plus mais surtout pour se fondre naturellement dans la masse.

Dunya s’engouffra dans une petite ruelle qui menait à la place principal. Sûrement l'un de ces raccourcis dissimulés que peu de personnes empruntait. En avançant tranquillement sur les pavés beige massifs, elle admirait les fenêtres richement décorées de fleurs et de végétaux colorés. Elle bifurqua sur la droite en faisant un détour afin d'éviter un groupe qui semblait aller dans la même direction. La prochaine ruelle était déserte, du moins elle l'était. Un jeune homme apparût à son tour, avançant d'un pas décidé et sûr de lui. Il était bien habillé, élégant et parfaitement impassible, silencieux et serein. Tête baissée, il approchait calmement en enfouissant ses mains dans ses poches juste avant de relever les yeux. En croisant ses prunelles noisette, la jeune femme crût apercevoir un visage familier. Qui était-il ? Ses traits agréables et charmants, elle était persuadée de l'avoir déjà rencontré. Mais où et comment ? Ça, elle n'en avait aucune idée. De son côté, le jeune homme fît un pas en arrière et s'arrêta net en la scrutant d'un air surpris et ébahi. Avait-il ressenti la même chose ? Avant qu'elle ne puisse l'interpeller, l'inconnu fît machine arrière et s'empressa de déguerpir. Pourquoi avait-il fui ? Pourquoi son expression s'était rapidement changée en stupéfaction dès que son regard avait croisé le sien ? Tant de questions qui restent en suspens. Et, elle était déterminée à en découvrir les réponses. Il avait décampé pour une raison précise, mais laquelle ? Mystère.

L'Ombrageuse passa le reste de son après-midi à fouiller dans sa mémoire, mais impossible de se souvenir d'où elle avait pu connaître cet homme. Elle ne s'attarda pas plus longtemps sur ses interrogations, et s’apprêta à se préparer afin d'assister à la réception de ce soir. C'était juste un rassemblement et un dîner quelconque, mais malgré tout, chaque individu avait enfilé ses plus beaux costumes et bijoux afin d'être un minimum présentable. La blonde avait opté pour une robe d'un bleu nuit très simple, mais élégante. En arrivant dans la salle, celle-ci était déjà remplie et les conversations fusaient dans tous les sens. Au centre, une grande table ornée d'une nappe blanche s'étendait tout le long de la pièce. Elle attrapa une coupe de champagne sur le plateau argenté d'un serveur et ne tarda pas à se présenter auprès d'un groupe de personnes hautement placées. Ils discutèrent une bonne vingtaine de minutes, puis tout le monde commençait lentement à se mettre à table. Elle s'approcha de son siège et tourna la tête d'un côté pour observer brièvement le visage des personnes situées juste en face et aux alentours. Ce jeune homme... Il était encore là. Simple coïncidence ? Assis non loin, il put également la remarquer. Il lui jeta un bref regard avant de tourner la tête, se relever et s'enfuir à nouveau en se fondant parmi la foule. Hopkins ? Caliel... C'était Caliel. La jeune femme avait enfin identifié ce mystérieux individu, qui faisait parti de son passé à la Guilde. Autrefois, ils étaient amis, complices et assez proches. L'avait-il reconnue également ? Si oui, alors pourquoi n'avait-il pas osé la confronter ? Il était vrai que cela faisait plusieurs années maintenant qu'elle n'avait pas vu l'Ombrageux, et n'avait pas eu de nouvelles de lui depuis qu'il était entré dans l'Enclave.

Dunya souhaitait des réponses ainsi que des explications. Elle s'empressa de se lever à son tour en se dirigeant dans sa direction. Elle le suivit quelques secondes avant de le perdre de vue parmi le large attroupement. Elle regardaient partout à sa recherche, et fît volte-face en l'apercevant enfin de dos vers le comptoir. La blonde s'approcha et haussa la voix une fois qu'elle fût assez près. « Caliel, c'est bien toi ? » Il se retourna doucement et affronta enfin ses prunelles pétillantes. En observant son visage, elle n'eut plus de doutes. C'était bien lui. Elle afficha un large sourire avant de le serrer hâtivement dans ses bras. « Pourquoi tu m'évites ? Tu... Tu m'as manqué. » Les souvenirs lui refirent surface, et elle était loin de se douter de le recroiser ici. La surprise de ces retrouvailles était grande et étonnante, mais assez plaisante.

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Le jeune infiltré avait été invité, une énième fois, à l'une de ces mondanités aux tendances orgiaques, que ce fût en terme de richesses, de nourriture, de vins, ou même de personnes. Ceux qui se disaient ses « amis » lui avaient proposé d'y aller avec eux, de rester en leur compagnie tout l'après-midi, mais il avait poliment refusé. Il retournait chez lui. La marche, seul, lui éclairerait les idées. Il emprunta donc des rues peu fréquentées, où ses pensées pouvaient pleinement se développer, sans se heurter aux corps et aux esprits d'autrui. Il passa une main sur sa veste noire, comme pour en chasser un pli discrètement apparu. Suivant le trajet indiqué, ses doigts se glissèrent dans l'une de ses poches, et l'autre main fit de même. Il souffla doucement avant de relever la tête. Il croisa un regard bleu ; finalement, il n'était pas si seul qu'il l'avait espéré. Un regard bleu qui le projeta des années en arrière. Il s'arrêta brutalement, comme tétanisé, aussi paralysé qu'un aventurier ayant plongé ses yeux dans ceux de Gorgone. Était-ce...? Les fantômes de son passé avaient-ils donc décidé de le poursuivre jusque là ? Troublé, il n'attendit pas la confrontation, et bifurqua aussitôt dans une venelle. D'un pas pressé, il regagna la demeure familière qui n'avait jamais été la sienne.

Derrière lui, il claqua la porte, et ne put s'empêcher de lancer un regard par la fenêtre adjacente. Personne. Il poussa un long soupir de soulagement. « Bon sang. Bon sang ! » souffla-t-il. Non, c'était impossible : il avait dû rêver. Il ne pouvait en être autrement. Il se redressa et, en quelques enjambées, atteignit le petit salon. Il s'empara d'une bouteille ouvragée dans laquelle se mouvait un liquide ambré et en but plusieurs gorgées, sans prendre la peine de se servir d'un verre. Il reposa la carafe dans un bruit de tintement sec. C'était impossible, impossible. Mais après tout, pourquoi pas ? Tous les ombrageux avaient le droit de devenir infiltré. Si elle l'avait voulu... Il se laissa choir dans le canapé. Durant toutes ces années, il avait consciencieusement coupé tous les ponts avec les gens qui appartenaient à son passé. Il les avait rayés un à un, pour mener sa mission correctement, pour ne jamais être démasqué comme ses parents l'avaient été. Le fait qu'elle fût ici chamboulait tout, pouvait tout envoyer valser en l'air. Il posa son pouce sur sa tempe, et son index et son majeur sur son front, et entreprit un mouvement de friction. Réfléchir, c'était la seule solution.


Le soir arrivant, Caliel se prépara rapidement. Il fallait être convenable, du moins en apparence. Il espérait que la réception lui changerait les idées. Empruntant à nouveau les ruelles peu passantes, il se rendit chez les hôtes. La salle se parait déjà des robes chatoyantes et des costumes rutilants, des sourires étincelants et des regards brillants. Il repéra un groupe dont les visages lui étaient familiers et se dirigea vers eux. Une conversation de futilités et de bagatelles s'engagea. Si elle ne stimulait en rien l'esprit, elle lui permit d'oublier, l'espace d'un instant. Quelques minutes à peine s'écoulèrent avant qu'on ne leur intima de passer à table. Les convives prirent place. Caliel s'assit au côté d'une jeune fille de haute famille, tandis qu'à sa droite se plaçait un homme avec qui il avait pris l'habitude de converser. Son regard se promena sur la tablée puis se figea lorsqu'il aperçut la même blonde croisée plus tôt dans l'après-midi. Sa mâchoire se crispa. Sans même réfléchir, il se leva. « Veuillez m'excuser. » glissa-t-il à ses deux compagnons.

Puis, profitant de l'effet de masse, il se fondit dans le décor. Il voulut se diriger vers le jardin pour prendre l'air, mais alors qu'il passait près du comptoir, un serveur l'accosta avec un plateau recouvert de coupes de champagne. « Monsieur désire-t-il quelque chose à boire ? » - « Euh, oui, merci. » fit-il en s'empressant de prendre un verre. Il le porta à ses lèvres pour faire plaisir au domestique. Dès qu'il eût le dos tourné, il reposa le petit récipient d'alcool sur le comptoir. Il allait repartir, quand une voix retentit dans son dos : « Caliel, c'est bien toi ? » Il réprima un sursaut tandis que son cœur s'emballait. Il reprit son masque d'impassibilité avant de se retourner, trop lentement pour que ce fût naturel. Elle était là : Dunya. Elle avait bien grandi depuis la dernière fois qu'il l'avait vue ; c'était une vraie femme désormais, enveloppée dans une robe bleu nuit.

Pourtant, ce fut l'enfant qui ressortit la première : un grand sourire étira ses lèvres, et elle se jeta dans ses bras. « Pourquoi tu m'évites ? Tu... Tu m'as manqué. » - « Je... Dunya... » Il la repoussa aussi doucement qu'il le put, en essayant de contenir la hâte et l'embarras qui le submergeaient. « Ce genre d'effusions en public c'est... on ne fait pas ça. » trancha-t-il. Le malaise lui enserrait l'estomac. « Je ne t'évite pas, c'est juste que... » C'était pire ; il fuyait. Cependant, il en avait tellement pris l'habitude que cela lui paraissait presque anodin, lui semblait presque être le nœud de toute relation, du moins de toutes celles qui formaient son enfance et son adolescence.

Il jeta un regard circulaire à la pièce. Certaines têtes s'étaient tournées vers eux, intriguées... soupçonneuses ? « Viens par là. » Il la saisit par le bras et l'entraîna sans ménagement vers la terrasse. Le soleil glissait sur la toile du ciel, et l'air était frais. Quelques grillons chantaient. Le décor était planté ; il était trop tard pour s'enfuir. Le brun lâcha la jeune femme et recula de quelques pas. Il la toisa un instant, sans trop savoir par où et par quoi commencer. Finalement, il lâcha presque agressivement : « Qu'est-ce que tu fais là ? » C'était une phrase qu'elle avait déjà entendu de sa bouche, du temps où ils s'amusaient au camp, où ils n'étaient que des gamins, choyés par leurs parents. Les temps avaient changé. « Tu te rends compte de ce que t'as fait ? » Submergé par les émotions, son ancien parler lui revenait. « T'aurais pu nous faire cramer tous les deux ! 'Va falloir qu'on trouve une raison à tout ça, maintenant. » Une lueur de colère dansait dans ses yeux.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Dunya ne détestait pas toujours ces soirées mondaines. Bien que parfois ennuyeuses, le festin était toujours délicieux et les plats concoctés étaient raffinés et joliment présentés. C'était également l'occasion parfaite pour enfiler ses plus beaux habits et faire de nouvelles connaissances pour en apprendre plus sur certains nobles, pas si innocents qu'ils en avaient l'air. La jeune femme aimait prendre des risques, quitte à émettre des doutes concernant son statut actuel si les informations en valaient le coup et étaient importantes. Réfléchie mais parfois insouciante, la douce et ensorcelante blonde prenait son rôle à cœur, fidèle à la Guilde. Les membres y étaient toujours déterminés, combattants et solidaires les uns envers les autres. Cet esprit de groupe, c'était ce qu'elle appréciait le plus. Ayant passé toute son enfance au sein de leur camp, ils avaient su l'éduquer comme il se doit, et ne l'ont jamais laissée tomber. Ils étaient en quelque sorte la raison numéro une pour laquelle elle donnerait tout.

Quand le brun s'était retourné, le passé l'avait prise de plein fouet. Il avait toujours un air malicieux et angélique plaqué sur son visage. Bien qu'il était désormais un homme mature, séduisant et raisonnable, Caliel avait gardé quelques traits enfantins et facilement reconnaissables. Même si il ne semblait pas s'en rendre compte, autrefois, il était une personne très importante pour la jeune femme. Mais sa rêverie et son enthousiasme s'effondrèrent bien vite quand l'Ombrageux infiltré se mit à la repousser calmement. Son sourire radieux se transforma en déception. « Je... Dunya... Ce genre d'effusions en public c'est... on ne fait pas ça. » Un malaise grandissant s'installa entre les deux infiltrés. La blonde recula d'un pas en baissant la tête, se sentant comme une enfant qui venait de faire une bêtise. Les paroles de son ancien ami l'avaient blessée. Elle était désormais confuse, et cela semblait de même pour lui. Il l'entraîna alors brusquement vers la terrasse à proximité, puis lui demanda alors ce qu'elle faisait ici. Le jeune homme presque agressif, lâcha le bras de l'Ombrageuse et la toisait comme une pure étrangère. Elle avait eu tort. Il avait changé. Le gentil et attentionné Caliel était devenu un autre personnage.

Dunya s'adossa contre la paroi grisâtre du bâtiment en se massant légèrement le bras, tout en écoutant les répliques poignantes et tranchantes du brun. Au lieu de l'accueillir chaleureusement comme elle avait pu se l'imaginer, il était à la place en train de la réprimander, de la blâmer. Il était en colère. Certes leur couverture aura pu être compromise mais elle ne s'attendait pas à un tel comportement de sa part. Pendant un court instant, elle le craignait presque. Une facette bien plus sombre ressortait de sa personnalité. La jeune femme attendit alors quelques secondes avant de prendre la parole à son tour. « Veuillez m'excuser monsieur Hopkins, cela ne se reproduira plus. » Elle utilisa cette fois-ci un ton plus neutre, sec, le traitant comme il la traitait. Comme un inconnu. « Je pensais qu'après toutes ces années on aurait pu rattraper le temps perdu. Mais tu as raison, il y a une telle différence entre nous, et un million de kilomètres. » Il venait de tout gâcher. De foirer leurs retrouvailles en brisant si soudainement la lueur d'enthousiasme. Elle soupira avant de s'avancer vers la porte coulissante de la baie vitrée afin de regagner les festivités et le dîner. « Je... Je tenais à toi Caliel ! Et toi tu t'es juste barré sans rien dire. » Elle lui en voulait toujours de ne pas l'avoir prévenue de son départ. Cela faisait maintenant plusieurs années, sans aucunes nouvelles. « Pour répondre à ta question, ce que je fais ici ne te regarde pas. Et pour la raison de tout ça, tu n'auras qu'à dire qu'une névrosée à juste un peu trop abuser sur la boisson. » Elle aurait voulu s'enfuir à son tour, mais c'était trop tard. Si elle quittait la soirée, les doutes ne seront que plus nombreux.

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Oublier, Caliel aurait voulu tout oublier. L'oubli fondait la clé de la réussite d'une telle entreprise, pour sa part. Il ne se trouvait pas capable de concilier cette mission avec sa véritable nature. Il craignait pour sa propre vie. Dire le contraire aurait constitué un mensonge. Il n'avait pas envie de mourir, pas tout de suite et pas de la manière dont le décideraient les nobles trompés : sur un échafaud. Il était, comme tout humain, égoïste, et sa vie lui tenait à cœur. Il ne voulait pas l'abandonner, il méritait encore quelques années. Peut-être un jour lui permettrait-elle de changer quelque chose en ce monde ?

Mais, il frissonnait aussi pour les autres. Ceux qui restaient près de lui encouraient un risque. S'il était démasqué, nul doute qu'ils seraient tous examinés. La seule personne avec qui il n'avait presque rien changé, c'était Lara. Elle serait la première à le suivre dans sa chute. Et puis il y aurait peut-être aussi Romane. Leur mariage formerait une parfaite raison de l'interroger, de la questionner, de la persécuter et, même s'il n'aimait pas la majorité des nobles, sa future épouse avait quelque chose d'attachant. Il ne souhaitait pas qu'elle pâtît outre mesure de ses ambitions ombrageuses. Alors Dunya... Il aurait préféré qu'elle restât en dehors des risques ; loin de lui. Un jour, il serait revenu au camp et, à ce moment, oui, les retrouvailles auraient sans aucun doute été les bienvenues. Il en aurait été heureux, cela lui aurait fait plaisir. Mais à cet instant, en ce lieu, il l'aimait trop pour désirer la revoir.

Alors, il autorisait la colère à le frapper, et laissait vociférer la jeune espionne. Elle tentait d'agir comme si elle pouvait réellement se montrer aussi froide et détachée que lui. Elle ne pouvait pas ; elle n'avait ni l'expérience, ni le cœur pour. Il était parti sans prévenir, et elle avait encore en elle la rage, l'incompréhension, la tristesse que ce geste avait suscitées. Son ton cinglant le sous-entendait, et elle le confessa presque. Il gardait son regard sévère rivé au sien. Il espérait que viendrait un moment où elle comprendrait, où ils comprendraient tous pourquoi il avait agi ainsi. C'était eux aussi, qu'il protégeait. Pas seulement sa carcasse esseulée.

« Pour répondre à ta question, ce que je fais ici ne te regarde pas. Et pour la raison de tout ça, tu n'auras qu'à dire qu'une névrosée à juste un peu trop abuser sur la boisson. » Caliel  pouffa sarcastiquement puis détourna brièvement les yeux, et parcourut les pierres de la façade. « Ça arrive rarement, ici. Ça ne ferait qu'attirer l'attention sur toi. Et tu passerais pour une catin. » Il croisa les bras sur son torse, puis lança. « On ferait mieux de retourner à l'intérieur. » Sans attendre son approbation, il passa près d'elle, gravit les petites marches du perron, et s'engouffra dans la demeure. De toute manière, elle n'avait pas le choix. A moins d'être stupide. Mais elle n'était pas stupide.

L'Ombrageux se faufila entre les domestiques chargés de plats pour retourner à sa place. Aussitôt assis, l'homme à sa droite l'interpella moqueusement : « Lady Kinney aurait-elle du souci à se faire ? » Caliel leva le visage vers lui et, haussant un sourcil, lui répondit de manière tout aussi hautaine et sardonique : « C'est une de ses lointaines cousines. Prompte aux effusions, mais loin de pouvoir lui ravir sa place. Elle était simplement heureuse d'avoir appris la nouvelle de ce mariage. Ne vous faites donc pas de souci pour Romane. » Le quadragénaire eut un sourire entendu mais il n'ajouta rien. Le jeune homme déplia sa serviette et la posa sur ses genoux. La soirée pouvait continuer en toute tranquillité. Il releva la tête vers la chaise où Dunya s'était assise plus tôt.

Qu'est-ce qui n'allait donc pas chez lui ? La jeune femme tentait toujours de se donner une raison pour qualifier le comportement étrange de son ancien ami. Elle devrait le blâmer, le détester pour s'être éclipsé ainsi mais elle en était incapable. Des sentiments usés, mais lui avait terriblement manqué. Et maintenant tout ce temps était passé, malgré tout sans dire pourquoi, elle réalisait qu'elle avait en quelque sorte besoin de lui. Les amis pouvaient aussi briser votre cœur et des fois il était préférable de brûler quelques ponts pour créer de la distance. La blonde savait qu'elle contrôlait ses pensées et qu'elle devrait arrêter de se souvenir. De toute façon il ne se préoccupait point de l'Ombrageuse. Ce n'était pourtant pas aussi simple, et la présence du brun faisait remonter tout son passé à la surface en une fraction de secondes.

Caliel pouffa de rire face à la remarque de la blondinette et répliqua en utilisant un ton assez sarcastique. Sa réponse la vexa, puis elle baissa la tête en ne prenant pas la peine d'ajouter un mot, et l'ignora quand il lui conseilla de retourner à l'intérieur de la salle. Comment pouvait-il être autant irrespectueux et grossier ? Quoiqu'il en soit, elle avait compris le message et allait le laisser tranquille. Dunya resta plusieurs minutes supplémentaire sur le terrasse en prenant l'air mais surtout en essayant d'évacuer sa déception et sa rancœur vis-à-vis de l'Ombrageux. Cela dit, la soirée ne faisait que commencer.

Dunya rejoignit la pièce bondée de nobles, et revint s'asseoir à sa place respective. Tandis qu'elle s'installait tranquillement, les serveurs ramenèrent les premiers plats et remplir les verres en cristal d'une boisson dorée et pétillante. La blonde attrapa son verre pour y tremper ses lèvres et tout le monde commença à manger. Elle jeta un coup d’œil vers le jeune Hopkins qui était placé non loin et qui semblait la surveiller. Elle détourna rapidement le regard avant d'avaler une bouchée du succulent plat dans son assiette. « Mademoiselle Bradwell, qu'est-ce qu'il vous arrive aujourd'hui ? » Le noble posté juste à côté la contemplait avec étonnement. Certes, son sourire et sa bonne humeur habituelle avait disparu. « Désolée mon cher, je crains que je ne sois pas de bonne compagnie ce soir. » Elle finissait son plat en silence et attendit la suite du dîner.

Quand le dessert arriva, elle engagea la conversation avec ses voisins de table. L'ambiance générale était tout de même conviviale et les discussions se mirent à fuser dans tous les sens. La jeune femme avait retrouvé son sourire quelques minutes plus tard, en oubliant presque Caliel qui parlait sérieusement, sûrement d'affaires, de son côté. La blonde tourna un instant la tête vers lui et empoigna un morceau de pain pour lui balancer en pleine figure. Il sursauta légèrement pris par surprise, et elle éclata de rire en faisait semblant de papoter avec celui d'à côté, avec un air faussement sérieux. Le noble d'en face ria également mais les deux autres qui l'avait vu grommelaient en n'appréciant guère qu'elle puisse jouer avec la nourriture. Elle haussa les épaules en répliquant. « La prochaine fois choisissez-en un de meilleure qualité, cette mie est funambule. » Finalement ils ne purent s'empêcher d'afficher un petit rictus suite à cette réponse totalement stupide. Quand l'assemblée avait enfin terminé de manger, une musique entraînante se lança afin d'inviter les convives à venir se trémousser sur la piste de danse. Dunya se leva précipitamment et se mit à danser avec un groupe d'hommes et de femmes, tandis que le reste des invités continuaient leurs discussions. Après tout, elle était aussi venue pour se divertir.

Elle revint finalement s'asseoir. Il avait eu raison : elle n'était pas si stupide. Si elle n'avait visiblement pas saisi tous les enjeux et toutes les subtilités de la position d'infiltré, elle en avait absorbé les fondamentaux. Des serveurs se pressèrent rapidement autour d'eux. Ils portaient des bouteilles de champagne, dont ils versèrent le contenu dans leurs verres ouvragés, ainsi que des plats dont les aliments étaient savamment organisés, et qu'ils déposèrent devant eux. Caliel s'arma de ses couverts et, à l'unisson avec les autres convives, entama le repas. Depuis qu'il vivait dans l'Enclave, les dîners fastueux formaient son quotidien. Au début, il en avait été surpris. Il ne s'attendait pas à un tel luxe... il n'avait pas osé l'imaginer. Désormais, il y était habitué. La situation se vernissait de la couche de l'anodin. Il avait presque oublié la misère des Villageois, la difficulté des Ombrageux. Il ne fallait pas oublier. Jamais. Il ferma les yeux. Le goût de la poussière revint dans sa bouche. Il pinça les lèvres. Plus que tout, il avait peur d'oublier. Il les aurait abandonnés, tous. « Vous sentez-vous bien, mon cher ? » - « Oui, pardonnez-moi, je songeais. » - « A quoi donc ? » Et il se lança dans une explication rationnelle, quoi que totalement fausse.

La discussion se tissant au fil de leurs paroles, ils en vinrent à parler d'affaires. Il était le propriétaire — après être l'usurpateur — de quelques terrains, qui suscitaient la convoitise de son voisin. Il négociait avec calme, lorsqu'une boulette de pain ricocha sur sa joue. Il serra le poing tandis que les gorges s'ouvraient pour laisser échapper des rires. Il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir avec certitude qui avait eu cette idée puérile. La voix douce qui accompagna la remarque qui suivit leva tout doute. S'il s'était écouté, il se serait levé et l'aurait recadrée proprement. Cependant, de telles actions n'étaient pas permises parmi la noblesse. Elle le savait, et elle en jouait. Il n'entrerait pas sur son plateau de jeu. Pas maintenant. Comme si rien ne s'était passé, il ignora la jeune femme et reprit sa conversation en cours. Il l'avait à peine finie que la musique retentit. Dunya se leva et se précipita sur la piste, comme bon nombre d'invités. Caliel les observa un instant, puis glissa à son voisin : « Veuillez m'excuser. »

A son tour, il se leva et s'approcha des danseurs. Il saisit Dunya par la taille et la tira du reste. Il entama les pas de la danse. « Tu es idiote. » trancha-t-il. La mélodie couvrait sa voix. Il la fit virevolter puis la ramena près de lui. « Vas-y, parle. » S'ouvrait-il à la discussion ? « Personne ne nous entendra. » Oui. Il afficha un sourire charmant. « Fais semblant d'être très contente. » grinça-t-il entre ses dents. Il était prêt à l'écouter déverser tout ce qu'elle avait sur le cœur, que ce fût de la hargne, de la tristesse, de la joie, de la peur... L'Ombrageux ne voulait simplement pas qu'on les entendît ou que l'on devinât la teneur de leur conversation. Il ne voulait pas risquer sa vie. Leurs vies. Parce qu'il l'aimait... bien. Elle faisait partie d'un passé avec lequel il rechignait à renouer, mais aussi qui l'avait marqué par sa puissance émotionnelle. Ils avaient vécu. Pour une fois, il s'accorderait de se laisser flotter sur les souvenirs.

Caliel n'était pas joueur, et par conséquent, n'avait pas du tout apprécié le geste enfantin de la jeune femme. Il afficha une expression outrée et assez mécontente. Peut-être que le comportement de l'infiltrée n'était pas adapté à la noblesse, mais au moins elle avait fait rire ses voisins de table. L'ambiance s'était alors détendue parmi les convives, qui ne tardèrent d'ailleurs pas à se lever afin d'aller danser. Le groupe vers le jeune Hopkins était resté autour de la table pour continuer leur discussion ennuyante. Les affaires, toujours les affaires. Ne pensaient-ils jamais à s'amuser un peu au lieu de se lamenter et de négocier de façon malhonnête ? Les nobles pouvaient être fourbes et la plupart n'hésitait pas à se montrer tricheurs et charmeurs afin d'obtenir ce qu'ils souhaitaient.

Dunya, quant à elle, s'était ruée sur la piste de danse dans l'objectif de profiter de la soirée. Après avoir avalé la dernière goutte de son verre de champagne, l'Ombrageuse se fondit dans la foule de gracieux danseurs. Elle effectua des mouvements au rythme de la douce et mélodieuse musique, tournant sur elle-même. Lorsqu'elle fût soudainement saisie par la taille et tirée hors du groupe. Caliel venait de la rejoindre. Que voulait-il donc ? Le jeune homme souhaitait sans doute la garder près de lui afin de mieux la surveiller, la contrôler ou bien la réprimander une nouvelle fois. « Tu es idiote. » Elle avait vu juste. Il la disputait comme si c'était une petite fille incapable de se gérer toute seule. « Quel charmant compliment. » Il leva les yeux au ciel avant de la faire virevolter. Ils entamèrent alors une danse en accord avec les autres duos. Puis, le membre de la Guilde semblait enfin s'ouvrir à la discussion. Avait-il changé d'avis ? Dans tous les cas, il lui accorda un peu de temps pour qu'elle puisse s'exprimer. « Je te déteste. » Ce fût les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit.

Caliel avait été comme un frère pour elle lors de son enfance. Malgré leur différence d'âge, ils avaient passé de nombreux moments à la Guilde des Ombres ensembles. Mais aujourd'hui, c'était comme si cet homme qu'elle connaissait autrefois avait totalement disparu. Ce n'était plus le même, il avait changé. Depuis le début de la soirée, le brun l'ignorait et la traitait comme une pure inconnue. « Fais semblant d'être très contente. » Blaguait-il ? Tout en suivant les mouvements de pas de son cavalier, elle lui adressa un large sourire forcé. C'était le moment où elle pouvait enfin lui dire tout ce qu'elle avait sur le cœur. « Pourquoi tu es parti sans dire au revoir ? Tu m'as blessée, tu le sais ça ? » Le ton était donné. L'expression de l'Ombrageuse devînt plus grave, sévère. « Tu aurais pu m'expliquer, me raconter tes projets. J'aurais été compréhensive. Mais au lieu de cela, tu as préféré fuir et te comporter comme un lâche. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as agis ainsi, tu me dois des explications. Tu... Je te considérais comme un membre de ma famille, Caliel. Et je t'en voudrais toujours de m'avoir abandonnée. » Dunya était incapable de définir ses sentiments envers lui à cet instant présent. Haine, affection et tristesse se mélangeaient. « Tu sais quoi ? Tu as gagné. Je m'en vais, puisque je ne suis visiblement pas la bienvenue ici. Désolée d'avoir ruiné ta soirée et d'avoir entravé tes plans. » Elle allait simplement quitter la soirée sur un coup de tête. Devoir observer son ancien ami qui ne semblait plus l'apprécier était trop dur à supporter. La jeune femme recula alors d'un pas en lâchant la main du soi-disant noble. Elle était extrêmement déçue et attristée. En s'avançant vers la porte située au fond de la pièce, Dunya se prit les pieds dans l'une des nappes, et en tirant dessus, toutes les assiettes et les verres dégringolèrent et valsèrent en atterrissant sur le sol. Certains riaient, tandis que d'autres la fusillaient du regard. Vexée, elle se précipita à l'extérieur de la bâtisse en courant vers les jardins fleuris à proximité.

Je te déteste. Les mots se répercutaient dans son esprit. Echos des sentiments, ils cognaient contre les parois de son crâne, puis semblaient s'estomper... mais ce n'était que pour mieux descendre en rafale sur la vallée, le cœur de la montagne. Les cimes, peu importe à quel point on les agresse : elles restent au sommet. Mais la vallée... la vallée est vulnérable à tout. Il pinça les lèvres, mais ne dit rien. Elle avait raison. Il était détestable. Il n'avait aucun argument à lui opposer, aucune manière de lui prouver le contraire. Il était coincé. Alors il ignora ses paroles, ne les reprit pas, et suivit son propre conseil : il afficha un joli sourire. Après tout, un sourire, c'est une déchirure. La bouche se tort et se dessoude pour laisser apparaître des dents, l'intérieur d'un corps. C'est comme une grande plaie qui s'ouvre sur la blancheur d'un os.

Comme un voleur, il s'était fondu dans les ombres. Il avait quitté la Guilde sans prévenir. Seule Adélaïde était au courant. Parfois, il se demandait ce qu'elle devenait. Souvent, il se disait que ses desseins ne valaient peut-être pas le prix d'une amitié. Toujours, il se rappelait qu'il ne voulait pas vivre comme un lâche et laisser ces crimes impunis. Il vengerait.
Ses yeux se reposèrent sur Dunya. Il avait fait du mal à plusieurs personnes. C'était certain. Il éprouvait, de temps à autre, sporadiquement, des regrets, puis finissait toujours par se souvenir qu'il était parti pour mieux revenir. Le regard de la blonde reflétait des sentiments contraires mais, surtout, de l'incompréhension. Fuir, lâche... Non, ni l'un ni l'autre. Pas juste comme ça. Il avait fui pour les épargner. Sa lâcheté était la preuve de son courage. Il les avait abandonnés pour se concentrer sur lui-même mais, faisant cela, il avait délaissé une part de sa vie, une part entièrement constitutive de sa personne. Il avait tout coupé et il s'était retrouvé seul. Presque. Il y avait toujours eu Lara. Il ne s'en plaignait pas ! C'était son choix, et il l'assumait. Il devrait continuer à l'assumer et, bientôt sûrement, il devrait se justifier. Avec Dunya, il le ferait, un jour. Pas maintenant. Ce n'était ni le lieu, parmi les nobles, ni le moment, il était agacé. Elle l'avait mis en colère, mais la colère est un sentiment superficiel. Elle ne fait que masquer ce qu'il y a véritablement en-dessous. C'est une petite couche rugueuse, épineuse, malheureuse qui recouvre la beauté d'un sentiment.

Revirement. Il ne fit que serrer les dents tandis que l'énervement pinçait son cœur. Il aurait voulu protester, mais après tout, à quoi bon ? Qu'elle partît ! C'était préférable. Elle lui glissa des bras puis lâcha sa main. Il la laissa s'éloigner, le regard dur. Contenance, maîtrise, pas d'explosion ; de l'implosion à la rigueur. Il bouillonnait. D'un pas bouleversé par leurs retrouvailles, Dunya traversa la salle. Il se retournait pour partir à son tour, lorsqu'un fracas retentit. Il pivota pour regarder par-dessus son épaule. Les nappes, les assiettes, les verres, et toute l'argenterie avaient rejoint le sol dans une grande embrassade. La petite blonde, au milieu du désastre, rougit sous les yeux reptiliens des nobles. Elle ne s'attarda pas et se précipita vers les jardins. Caliel garda ses iris posés sur la scène quelques instants puis eut un soupir de mépris. Il se détourna et entreprit de quitter les festivités. Il était fatigué de faire semblant.